Bernard Stiegler est philosophe, théoricien de l’évolution des systèmes techniques. Il a découvert les modèles du libre de façon presque accidentelle, en tant que Directeur de l’INA.
Initiateur et président du groupe de réflexion philosophique Ars industrialis créé en 2005, il dirige également depuis avril 2006 l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) qu’il a créé au sein du centre Georges-Pompidou.
Les modèles ouverts, contributifs et collaboratifs sont de plus en plus nombreux, la contribution s’étend à de nouveaux territoires, comment interprétez-vous cette évolution ?
Avant de répondre, il y a un préalable, reconnaître que tous les modèles ne sont pas équivalents. Facebook, c’est contributif, mais par certains aspects, c’est un modèle pire que son équivalent non contributif, je préfère presque TF1. Ces mécanismes de captation et de dénaturation des données conduisent à une forte dépersonnalisation, ce phénomène va s’aggraver avec les big data. C’est à la fois passionnant, parce que les données nous ouvrent de nouvelles possibilités, et très dangereux.
C’est pour cela que je parle de pharmakon. Dans toute technologie ou système, il y a simultanément deux tendances opposées, l’une est bonne, positive, émancipatrice et l’autre négative, prédatrice. Nous avons besoin d’analyser la toxicité de ces phénomènes, car meilleur c’est, plus c’est également toxique. Un pharmakon nécessite toujours une thérapeutique : il faut en faire un organe de soin qui comme tout médicament et faute d’une telle thérapeutique peut tuer le malade. Il faut donc pouvoir faire cette analyse honnêtement et sincèrement comme un expert comptable le fait avec les comptes d’une société. Le problème est que nous n’avons pas le recul, la formation et le savoir faire pour pouvoir le faire sereinement à propos des modèles contributifs.
Aujourd’hui, nous avons besoin d’une typologie des modèles contributifs.
Je travaille beaucoup avec des communautés de Hackers : jusqu’à “la crise Snowden” ils ne voyaient pas véritablement le caractère pharmacologique du net. Depuis un an les choses ont changé, c’est une sorte de blues du net.
Quelle définition donner à l’économie contributive, comment la différencier du marché par exemple ?
L’économie contributive est fondée sur la recapacitation : elle augmente la capacité des gens plutôt qu’elle ne la diminue. Ce terme de recapacitation s’inspire de l’approche par les capabilités d’Amartya Sen (une capabilité est un savoir – une savoir vivre, un savoir faire ou un savoir formel – partagé avec d’autres et qui constitue une communauté de savoir, Sen ayant montré que le consumérisme diminue la capabilités).
Une économie contributive repose sur le développement des savoirs des individus, et le partage de ces savoirs est facilité par une propriété collective qui n’empêche pas sa circulation.
Je ne suis pas contre la notion de propriété, mais il ne faut pas que cette propriété empêche la valorisation collective des savoirs. Au contraire de la capacitation, la société consumériste repose sur la prolétarisation – même la conception est aujourd’hui prolétarisée.
L’économie contributive est une économie fondée sur la parité, le pair à pair. Dans cette économie, on dit souvent les initiatives émergentes ou bottom-up. Mais le bottom-up n’existe pas tout seul, il y a toujours quelque part un top-down, c’est-à-dire une organisation qui unit et valorise les dynamiques bottom up. Quand on croit qu’il y a seulement du bottom-up, c’est qu’il y a un top-down caché qui régit l’émergence. Le véritable pair, c’est celui qui est capable d’expliquer le top-down du bottom-up.
Pourquoi est-ce plus important aujourd’hui qu’il y a 20 ans ou dans 20 ans ?
On entre dans un nouveau stade de l’automatisation, de nature différente du précédent. C’est la poursuite de ce qui a commencé il y a 200 ans, mais l’automatisation change de régime. Dans beaucoup de secteurs, la main d’œuvre n’est plus nécessaire, ou sera superflue à très court terme. Amazon a annoncé récemment travailler dans cette direction, l’élimination de tous les emplois et leur remplacement par des machines.
Actuellement, les éléments sont réunis pour que l’automatisation passe à un nouveau stade, seuls les coûts des robots limitent sa progression. On peut penser que lorsque des acteurs comme Amazon annoncent s’y attaquer, l’écosystème industriel va se mobiliser pour produire les économies d’échelles qui rendront les robots moins coûteux que les hommes. Quand cela arrivera, le modèle fordiste sera mort. Car sans emploi, pas de pouvoir d’achat et il n’y aura plus personne pour consommer ce que les robots auront produit. On sera dans une crise majeure, violente et systémique. Si on ne change pas les règles maintenant, on aura de grandes difficultés à y faire face.
On constate que ces modèles se développent, qu’il y a profusion d’initiatives et on a souvent l’impression qu’ils peinent à se pérenniser ou se développer, quelles en sont les raisons ?
C’est vrai que la précarité des modèles contributifs et le fort taux d’échec de ces initiatives posent question.
Il y une explication, elle tient à l’écosystème, la macro économie. Au niveau micro (les individus et les organisations) les initiatives émergent et se propagent. On constate que sans une politique macro, elles ne peuvent prospérer. Quand je parle de macro économie, je fais référence au droit du travail, à la fiscalité, aux minima sociaux, aux infrastructures territoriales. Tous ces éléments ne sont pas favorables à une économie contributive. Tant qu’on ne les fera pas évoluer, il n’y a aucune chance qu’elle se développe. Ou alors, c’est un certain type de modèle contributif qui l’emportera, celui de Facebook.
C’est tout le projet économique et politique contemporain qu’il faut revoir. Les débats sur le revenu minimum d’existence sont intéressants à ce titre. Je préfère parler de revenu contributif. Pour moi, le revenu contributif doit reposer sur un revenu minimum d’existence mais il ne doit pas s’arrêter à cela. Le revenu contributif devrait être conçu de façon à favoriser l’engagement des individus dans des projets contributifs. Il faut encourager les contributions en vue de créer des entreprises que j’appelle sociales, elles peuvent devenir des entreprises monétarisées mais pas forcément.
Au-delà des systèmes et de la macro-économie, quelles sont les leviers à disposition pour développer les logiques contributives ?
Il faut développer une culture et une éducation contributives, faire que les individus s’engagent d’une façon ou d’une autre dans des projets contributifs, comme ils sont de plus en plus nombreux à le faire. En développant cette culture, on favorisera la capacité des individus à déceler la part de toxicité de ce pharmakon qu’est l’économie contributive.
Sur un autre plan, les designers ont un rôle majeur à jouer. Ils sont appelés à devenir les concepteurs et les accompagnateurs de ces systèmes contributifs. Un fablab ne fonctionne pas seulement grâce à un lieu et des machines, il fonctionne parce qu’il y a une architecture sociale de contribution, c’est un travail de designer.
La recherche permettra aussi de progresser, si elle devient plus contributive. Le rythme s’est tellement accéléré, le niveau de complexité s’est tellement accentué qu’il faut qu’on coopère pour mieux le comprendre et l’analyser. Ouvrir la recherche à d’autres que ceux qui la produisent aujourd’hui permettra de rattraper notre retard sur les événements, d’être plus en prise avec ce qui se passe.
Vous parlez souvent d’économie libidinale quand vous parlez du contributif, que vient faire Freud dans les modèles contributifs ?
J’ai une vision freudienne de l’économie. La Libido c’est le lien social, c’est la capacité à détourner ses pulsions vers ce que Freud décrit comme un investissement social du désir. La pulsion fonctionne positivement quand on parvient à différer sa satisfaction. Différer la réaction, c’est faire de l’action. L’économie libidinale, c’est l’idéalisation (au sens de Freud) et la sublimation des pulsions. On peut dire que le logiciel libre se nourrit de cette sublimation, dit autrement de ce dépassement.
Image d’illustration : RSLN
Pour en savoir plus
Bernard Stiegler sera présent à OuiShareFest 14 en mai prochain, en attendant, vous pouvez regarder la vidéo de son intervention lors de OuiShare Fest 13
On pourrait rajouter aussi l’idée de communs, qui pourraient servir de cadre et d’infrastructure.
D’autres philosophes pourraient être complémentaires, par exemple : http://yannickrumpala.wordpress.com/2013/06/24/sur-le-retour-de-lidee-de-communs-et-ses-possibles-applications/
Pingback: [Interview] Bernard Stiegler: Nous sommes au bout du modèle fordiste, il faut passer à un modèle contributif | Nos métamorphoses
Autant je suis d’accord sur le modèle collaboratif, autant il est indispensable de revenir au modèle fordiste dans notre système néolibéral. Soit la stratégie de la demande comme préalable indispensable. Il semblerait que l’Amerique y revienne en se prenant à augmenter les salaires minimum. Il n’y a pas d’autre moyen dans la logique monétariste.
Pingback: Contribuer à la solidarité numérique
Pour aller plus loin :
Comprendre l’économie contributive en 9 minutes : http://youtu.be/ryCeTeAbYAA
est une Adaptation en 9 minutes à partir d’une série autour de l’économie collaborative réalisée par Simon Lincelles (http://vimeo.com/user11401896) pour Arts Industrialis.
En savoir plus : Ep III Introduction à l’économie contributive : http://vimeo.com/53738642.
Etant artiste en art contemporain je suis d’accord sur le modèle collaboratif, je pense qu’une réflexion est à faire au niveau de la transmission des savoirs en art actuel afin de rejoindre ces concepts.
Etant artiste en art contemporain je suis d’accord sur le modèle collaboratif, je pense qu’une réflexion est à faire au niveau de la transmission des savoirs en art actuel afin de rejoindre ces concepts.
Étant artiste en art contemporain, je suis d’accord sur le modèle collaboratif,
une réflexion à avoir dans la transmisson des savoirs en art actuel dans nos universités.
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ce ne sont pas des théoriciens qui determineront la voie a suivre. des gens immencements riches reflechissent a ces evolutions depuis longtemps, je ne pense pas que les technologies du futur seront pour « le peuple », car cela cerait trop complique a gerer. seule une tres petites elites pouront avoir accec aux benefices de toutes ces technologies. les peuples eux devront rester besogneux et dans l´incompreansion du monde qui l´entoure et le dirige. la democratie ne peut etre viable que si tous sont en pouvoir de comprendre et de savoir determiner leur avenir, ce qui n´est pas le cas. donc seule une tres petite minoritee ce donneront les moyens de ce pouvoir qui est de controler l´evolution scocial et technologique de notre planete. et au fil du temps cette minoritee, ce transformera grace a ces nouvelles technologies, et deviendra la race dirigente seule detentrice du droi de decision.