Without Model a décidé de contribuer aux discussions de la COP21 avec une série d’interviews et de travaux Open for Sustainability, à savoir : comment les modèles Open peuvent-ils contribuer à résoudre les questions environnementales ? Quels enjeux ? Quel potentiel de fertilisation croisée ?
Daniel Kaplan est le premier à se prêter à l’exercice (jeu) avec les questions d’Olivia Lisicki. Daniel est le délégué général de la FING qui coordone le programme Transitions2. La transition au carré, mais pas si simple le carré…
L’Open peut-il faire levier sur la transition écologique ?
Posons d’abord un constat : nous progressons très peu vers une réelle transition écologique, alors même que tant de gens intelligents et souvent sincères y travaillent. Pourquoi de si faibles avancées ? Cela tient à ce que nous ne parvenons pas à faire changer les systèmes, nous n’en changeons que les extrémités. L’extrême technicisation du champ de l’environnement apparaît par exemple comme une impasse : aucune grande transition n’a été opérée sur la base de calculs rationnels ! Mesurer, compter, calculer, n’a rien de négatif bien sûr, tant que cela ne devient pas l’objectif à la place de l’objectif…
Nous avons besoin de changer le système, et donc d’identifier de nouveaux modèles.
Pourquoi avons-nous besoin de « modèles » ?
Pour faire véritablement « transitions », c’est-à-dire faire changer d’état des systèmes entiers, il faut dépasser l’optimisation technique et changer la logique interne des systèmes, ce qui en meut les rouages et les acteurs – les « modèles », à la fois comme modes de production, consommation, coopération et comme imaginaires prescriptifs.
Oublions l’imaginaire un moment (mais pas trop longtemps !). Nous avons besoin de nouveaux modes d’organisation et d’agencement des activités humaines, de nouvelles modalités de production et d’échange, d’une transformation dans la nature des produits, des services et des « expériences ». Pour prendre un exemple simple, le partage d’un véhicule a un effet écologique infiniment supérieur à l’amélioration de son rendement énergétique.
Au niveau des « comportements », un individu n’agira que très rarement sur la base d’arguments moraux ou de chiffres, si ceux-ci ne s’appuient pas aussi sur des ressorts économiques, sociaux ou expérientiels.
Un potentiel important reste à explorer en matière de partage et de mutualisation, de dé-matérialisation et servicialisation, de transformation des objets (nouveaux types d’usages, nouvelles durées d’usage…), etc. Mais tout cela repose sur des modèles d’ensemble : des acteurs dont c’est le métier et le ressort, des écosystèmes, des circuits, des termes d’échange et de coopération…
Quels sont les enjeux des modèles « ouverts » ?
L’approche ouverte présente de nombreux avantages lorsqu’il s’agit de mettre au point, non seulement de nouveaux produits, mais aussi de nouveaux modèles. Si Wikispeed par exemple a pu concevoir et prototyper en quelques mois une automobile à la fois totalement modulaire et particulièrement économe en énergie, c’est parce que le projet s’est décomposé en modules spécialisés reliés par des interfaces ouvertes. Ceci permet la combinaison souple des métiers et compétences nécessaires et facilite une forme d’exploration systématique de différents chemins et solutions pour aborder chaque problème. Certes, l’ingénierie concourante fait cela depuis longtemps, mais elle le fait en général dans des systèmes très hiérarchiques (pilotés par un donneur d’ordres) et n’est pas accessible à des tout petits acteurs.
L’approche ouverte invite également à penser les projets non pas comme des îlots séparés, mais comme des briques qui s’appuieront sur d’autres briques et en soutiendront d’autres à leur tour. C’est évident pour les composants logiciels, mais également dans la conception d’objets : ainsi le projet de micro-générateur solaire portable Sunzilla a-t-il profité du « camp » POC21 organisé en août 2015 pour adopter l’interface logicielle issue d’un autre projet, l’Open Energy Monitor. Les porteurs du projet ont aussi pu élargir leur vision en travaillant sur l’interconnexion de générateurs.
Si l’on prend encore un peu de recul, la décision politique ne saura pas (du moins pas à elle seule) provoquer des changements de modèles aussi amples et profonds que ceux dont nous avons besoin ; on peut le regretter, mais c’est ainsi. La destruction créative schumpeterienne (la « disruption ») sait mieux le faire, mais le plus souvent dans des jeux gagnant-perdant qui suscitent des résistances massives et pas forcément injustifiées ; les formes actuelles de capture mondiale de la valeur que pratiquent les grandes plateformes numériques n’ont en général rien de vertueux d’un point de vue écologique et social.
L’exploration d’autres modèles devient beaucoup plus facile si ceux-ci s’appuient sur une compréhension commune des termes de la collaboration, partagée entre tous les acteurs. L’ouverture devient une condition de la confiance. Elle ne signifie pas forcément que chacun est l’égal de l’autre, mais que les agencements peuvent se comprendre, se discuter et que leur fonctionnement peut se vérifier. Sans ouverture, rien ne changera vraiment, en profondeur, ou alors dans la violence – économique (l’« uberisation ») ou politique.
Un changement systémique repose enfin sur des formes de collaboration à grande échelle. Nous en avons besoin sans plan d’ensemble, dans le respect de la diversité des acteurs, dispositifs, besoins ; et ces agrégations et articulations doivent fonctionner de manière plutôt fiable et pérenne. Pour accomplir cela, nous n’avons pas trouvé beaucoup mieux que des « modèles économiques ».
Qu’entend-t-on par modèles « économiques » ouverts ?
Attention, il y en a de nombreux types et à l’évidence, nous avons besoin de retravailler la manière de mesurer la valeur, de cerner ce qui est « internalité » et « externalité », de compter ou ne pas compter les contributions et les prélèvements, etc. Les « communs », par exemple, sont aussi une forme de modèle économique (et le support de nombreux autres).
Prenons Faircap, un projet « open » de conception de petits filtres antibactériens, à visser sur des bouteilles en plastique pour rendre potable à peu près n’importe quelle eau pour un coût d’environ un euro. Quel est le « modèle économique » ? Les schémas sont open source et il suffit de les télécharger pour imprimer soi-même en 3D un, ou pourquoi pas 1000 filtres, et en faire un commerce local, sans rien devoir à l’entrepreneur Mauricio Cordova. Rien n’interdit non plus de modifier le plan pour l’adapter à d’autres récipients ou pour améliorer les filtres. Cordova ne deviendra jamais riche grâce à Faircap, mais sa prochaine campagne de crowdfunding lui permettra d’affiner son concept et sans doute d’en vivre quelque temps avant de passer à autre chose. Il y a bien un modèle économique, mais totalement distribué entre le concepteur, ses émules partout dans le monde, les micro-fabriques locales qui imprimeront les bouchons les commerçants qui les vendront et pourquoi pas, les systèmes de santé qui auront moins de gens à soigner.
Et ce qui est certain, c’est qu’un modèle « classique » n’aurait jamais permis à cette invention d’accéder à autant de points de production et de distribution en aussi peu de temps, avec aussi peu de capital.
La transition écologique a donc besoin des modèles de l’Open. Mais les acteurs de l’Open sont-ils prêts pour cette transition ?
Il existe une proximité philosophique entre l’écologie et la logique open, si tant est que l’une comme l’autre peuvent se définir de manière simple et homogène. Les deux sont en tout cas attachées à des formes de collaboration qui ne reposent pas exclusivement sur l’échange marchand. Mais le lien ne va pas forcément beaucoup plus loin, en tout cas pas tout seul. Ainsi, certains des groupes qui travaillent sur des automobiles open source réunissent plutôt des amateurs de belles bagnoles « tunées » que des militants écologistes ! Certaines communautés open source sont plutôt mues par une passion technologique que par une attention particulière aux effets ou aux usages des techniques concernées.
L’écologie comme perspective a plusieurs défis à lancer aux communautés open. Celui du sens, d’abord : dépasser la seule passion pour la technique afin de s’interroger clairement sur le sens qu’elle prend en société, sur ses usages et le cas échéant, ses effets. Il ne s’agit pas de se mettre à prescrire des « bons » usages et d’en interdire d’autres, mais de s’intéresser à ce qui favorise ou non des transformations jugées favorables et d’orienter une part des efforts dans cette direction : les objets open source, par exemple, seront-ils des objets en plus, juste un peu moins chers ou plus personnalisables, ou bien nous aideront-ils à explorer la manière de satisfaire nos besoins (même irrationnels) tout en possédant moins ?
L’écologie est par essence une pensée systémique, qui s’intéresse à la fois aux composantes de l’écosystème et à leurs interactions multiples et réciproques. Penser systémique est toujours difficile pour un innovateur, forcément concentré sur la réussite de son projet. Mais le mieux intentionné des projets, porté par le plus écologiste des entrepreneurs, peut se cogner à la complexité de ces interactions, à commencer par l’« effet rebond » : les économies d’énergie, les gains en efficience, se trouvent le plus souvent réinvestis dans de nouvelles consommations, soit du même objet (un véhicule sobre invite à parcourir plus de kilomètres), soit d’autre chose (les économies de chauffage permettent de se payer des vacances aux tropiques).
Sans une approche de nature systémique, l’open n’a rien de particulièrement écologique. Il peut s’avérer utile à des projets écologiques comme à des projets qui ne le sont pas. La dimension écologique ne découle pas naturellement de pratiques ouvertes, partageuses, collaboratives : si l’intention de changer un système ne suffit pas, sans cette intention, rien ne se passe.
Comment nourrir cette intention ?
L’intuition centrale du projet Transitions2 est que le numérique propose un chemin à la transition écologique, laquelle propose un but à la transition numérique.
Dans un chemin, il y a l’idée du chemin. Les humains n’ont jamais engagé de grande transformation sans imaginaire, sans récits à se raconter à soi-même et aux autres.
La raison, voire la contrainte, comptent, mais ne suffisent pas. Le développement du numérique s’est toujours appuyé sur une production imaginaire foisonnante, artistique et intellectuelle, entrepreneuriale et politique : Matrix et Snow Crash, les « autoroutes de l’information » et la cyberculture, la Silicon Valley et les hackers… Désirables ou non, délirants ou froidement marketés, ces récits continuent de nourrir la flamme et on en trouve même la trace nostalgique dans les dénonciations actuelles des dérives marchandes ou liberticides du numérique.
Une partie de notre difficulté à engager une transition écologique réside dans notre difficulté à imaginer la forme qu’elle pourrait prendre et le monde auquel elle donnerait naissance. Il y a bien un imaginaire qui se propose, celui d’une « simplicité volontaire », d’une frugalité heureuse au sein de petites communautés à peu près autosuffisantes. L’inconvénient de cette vision monacale, y compris dans la joie spirituelle qu’elle exprime, est que fort peu de gens la feront leur, à commencer par ceux à qui la « simplicité » s’impose aujourd’hui comme une contrainte économique.
Globalement, la proposition écologique apparaît aujourd’hui triste, raisonnable et raisonneuse, parfois autoritaire.
D’autres récits, pourquoi pas divergents, viendront-ils inviter à d’autres formes de transition écologique ? Saurons-nous tirer des imaginaires numériques des visions d’un écosystème planétaire ayant retrouvé son équilibre, mais avec la part de jeu, d’invention, d’irrationnel et d’imprévu qui le rendent également humain ?
L’open pourrait fournir certains ingrédients à de telles histoires. Il fournit à la fois une manière de raconter un monde inventif et pluriel où, pourtant, tout ne repose pas sur le Marché, et des pratiques collaboratives à grande échelle qui n’ont pas nécessairement besoin d’institutions. Potentiellement au moins, il empower sans isoler, il donne une perspective aux actions locales, il relie l’idée à sa réalisation, l’individuel et le collectif, le plaisir d’innover et le sens de l’innovation.
Et l’open, comme démarche, invite également à la mise en partage des récits, à leur discussion, à leur évolution permanente ainsi qu’à leur mise à l’épreuve dans des utopies locales ou temporaires, pour faire fleurir d’autres récits, de ces récits qui font changer.
Produire des imaginaires désirables, tel est le défi que l’open peut lancer à l’écologie.
Credit Photo : Sou Fujimoto (藤本壮介)
http://www.vitamincreativespace.com/en/?artist=sou-fujimoto(藤本壮介)
Bonjour
La vision du militant ou de l’innovation écologiste est assez éloignée de la réalité, dans cet article, en gros tout ce qui utilise de la high tech est de bonne humeur, ouvert, drôle et créatif, et tout ce qui utilise de la low tech serait triste, fermé, rébarbatif et sans imagination. Que l’auteur sorte un peu de sa bulle high tech ! Se demander par exemple si le high tech est toujours et partout la seule voie de la bonne humeur
Amicalement,
FF
Curieux… Il n’est pas particulièrement question de high tech ici, mais de modèles ouverts – souvent expérimentés d’abord dans le monde numérique, certes, mais s’agit-il encore de high tech ? Le numérique n’est d’ailleurs pas toujours ouvert et, comme il est aussi dit ici, il peut être ouvert et pas durable du tout.
Cela étant, j’assume une part de la critique : oui, l’innovation numérique est souvent plus fun que l’innovation verte. C’est sa force, mais aussi sa faiblesse : elle peut se contenter d’être fun. Ce qui explique pourquoi nous cherchons à marier le meilleur des deux mondes.