Les modèles ouverts apparaissent comme une des pistes pour relever les défis environnementaux. Les promesses nombreuses tardent à se réaliser et deux conditions sont nécessaires pour que les modèles ouverts jouent un rôle positif dans la transition écologique.
Cet article est issu du livre Open models for sustainability
Les enjeux environnementaux sont nombreux. Les rapports, études et analyses convergent vers un constat unique : les activités humaines, notamment industrielles, détériorent l’environnement à un point tel que l’écosystème est en péril à une échéance courte. La raréfaction des ressources naturelles et la détérioration de la qualité de l’air en sont les deux principaux signaux.
Le World Resource Institute a par exemple publié en 2015 une base de données qui répertorie les émissions de gaz à effet de serre dans le monde, par pays et par type d’utilisation. L’étude, qui s’appuie sur les données de 2012, met en évidence que l’énergie et le transport sont responsable de 72% des émissions de gaz, l’agriculture de 11%, l’activité industrielle de 6%. Enfin, les déchets représentent 3% du volume d’émission. Ce sont ces 4 catégories que nous avons choisi comme trame pour notre recherche.
Au-delà des initiatives gouvernementales pour limiter l’impact des activités humaines sur l’environnement, des initiatives citoyennes et entrepreneuriales se développent. Parmi ces initiatives, certaines mobilisent des modèles ouverts, ce sont celles que nous avons décidé d’analyser dans cette recherche.
La diversité des modèles ouverts
La réalité des modèles ouverts est diverse et les définitions sont nombreuses, voire contradictoires. Décrire ces modèles dans leur hétérogénéité était l’objet de notre recherche précédente Open Models, les business models de l’économie ouverte. Nous définissons un modèle ouvert comme une organisation dont la valeur est créée en partie par des parties prenantes externes. Ces parties prenantes peuvent être des individus (des utilisateurs, des clients ou des contributeurs) comme des organisations marchandes ou non marchandes (des clients, des fournisseurs, des partenaires, des acteurs publiques ou parapubliques, …).
Voici quelques exemples :
- les logiciels libres ou open source (Linux, Firefox) qui sont conçus et maintenus par une communauté de développeurs volontaires
- les plateformes de connaissance contributive (Wikipedia, OpenStreetMap) qui sont construites et mises à jour par des contributeurs
- les entreprises ou communautés qui conçoivent des produits industriels dont la propriété intellectuelle est ensuite accessible librement (Wikispeed, Tabby, Arduino, Makerbot)
- les plateformes de l’économie collaborative (Blablacar ou Airbnb) qui mettent en relation des individus possesseur d’un actif et d’autres qui souhaitent l’utiliser temporairement
- les entreprises qui mobilisent leurs clients dans leurs processus d’innovation (Décathlon, Procter & Gamble) ou dans leur processus de fabrication (Tabby, Fairphone)
- les entreprises de service qui transfèrent une partie de leurs activité à leurs clients (Auchan, Wall Mart, Free, …)
Dans ces modèles, les contributions comme les rétributions des parties prenantes externes varient. Entre militantisme et pragmatisme entrepreneurial les motivations des organisations à ouvrir leur modèle ou à s’établir sur un modèle ouvert ne sont pas analogues. Pourtant, dans de nombreux cas des bénéfices environnementaux sont associés à ces modèles ouverts.
Les 4 promesses d’impact environnemental
Au fil des sept chapitres de ce livre, trois promesses d’impact direct des modèles ouverts sont avancés : une meilleure utilisation des actifs dormants, une consommation inférieure de ressources naturelles et des déchets moins nombreux par la possibilité de réparer ses objets et enfin une consommation inférieure d’énergie par des productions locales.
Une meilleure utilisation des actifs dormants, une consommation inférieure de ressources naturelles et des déchets moins nombreux par la possibilité de réparer ses objets et enfin une consommation inférieure d’énergie par des productions locales.
Une des promesses des plateformes de l’économie collaborative est l’utilisation d’actifs “dormants” ou sous-utilisés. Même si la motivation environnementale des plateformes qui organisent ces échanges et des utilisateurs ne semble pas l’explication de leur succès, l’utilisation d’actifs existants semble bel et bien constituer un bénéfice pour l’environnement. Si des équipements (matériel de jardinage, outillage, …) ou des véhicules déjà produits sont plus partagés, échangés ou loués, la demande pour des équipements ou véhicules neufs diminue, réduisant ainsi la fabrication de nouveaux produits. Cette baisse de production allègerait la consommation de ressources naturelles, de combustibles fossiles pour alimenter le processus de fabrication et pour transporter les produits vers leurs lieux d’utilisation. En partageant plus, on produit moins et ce faisant on allège la ponction environnementale.
Les produits réparables et modulaires sont porteurs d’une d’autre promesse d’impact direct. En favorisant la réparation et le remplacement partiel, des produits comme Fairphone, un smartphone modulaire réparable, contribuent à augmenter la durée de vie des produits et donc à diminuer les productions de remplacement. Si les produits sont réparables, le marché de remplacement diminue et un phénomène analogue à celui des plateformes de consommation collaborative se met en place : la réduction de la fabrication de produits allège la consommation de ressources naturelles et les consommations énergétiques associées à la fabrication et au transport. Également, par l’allongement de la durée de vie des produits, ces modèles contribuent à la réduction des déchets.
L’assemblage ou la production décentralisés constituent une troisième source d’impact direct. Lorsque les conceptions sont mises à disposition de façon ouverte et peuvent être produites localement de façon décentralisées comme Wikispeed ou Tabby, la chaîne logistique est allégée, les composants et produits intermédiaires n’étant plus acheminés d’un fournisseur de composant à un assembleur puis à un distributeur. Ce sont les clients utilisateurs qui fabriquent et assemblent près de chez eux les produits dont ils ont besoin.
Au-delà des impacts directs, les modèles ouverts contribuent par leur démarche à l’identification de solutions nouvelles. C’est une hypothèse des OSCE Days. Parce qu’elles favorisent la mobilisation de communautés diverses qui contribuent à la résolution d’un problème, les démarches ouvertes permettent de lever les freins à la diffusion des approches comme l’économie circulaire. Egalement, les modèles ouverts se caractérisent par une rapidité de diffusion (Android, WordPress, Linux, …). Utiliser un modèle ouvert pour répondre à l’enjeu environnemental permettrait à la fois de disposer de plus d’idées et de prototypes et de les diffuser plus rapidement.
Au-delà des impacts directs, les modèles ouverts contribuent par leur démarche à l’identification de solutions nouvelles
Benjamin Tincq, spécialiste de l’open hardware et co-responsable de l’incubateur POC21 résume ces 4 promesses
I think there are at least four layers of why we need an open approach …
- We need the biggest team possible to create the solutions for wicked problems in very little time, which means not having everyone reinventing the wheel every time, but instead sharing knowledge and inventions into a common pool for humanity that everybody can build upon. …
- Open design and open hardware can be seen as the ultimate « anti-planned obsolescence strategy, » or a « zero waste design » principle, if you prefer. Documenting the fabrication processes, materials and tools—ideally using standards as much as possible—will enable a longer product longevity, and easier repair.
- The re-localization of manufacturing that goes along with distributed fabrication will save tons of carbon through shorter and local supply chains instead of shipping parts and products all over the globe in large containers. This long-term evolution is clearly articulated by the Fab City Network instigated by Tomas Diez, which grew out of the experiment in Barcelona aiming to re-localize at least 50% of fabrication in the next 40 years in urban centres.
- This new production model can eventually drive a shift from the consumer mindset to the prosumer mindset, which enables citizens to better understand how products are made, lets them meet the producers in their city, and maybe even contribute to the design and production process themselves.
Des promesses difficiles à réaliser
Nous constatons régulièrement l’émergence de nouvelles solutions portées par des individus ou des communautés (Open Source Ecology), parfois par des entreprises (Fairphone ou Tabby). En revanche, la promesse de diffusion ne s’est pas encore réalisée. Il n’y a pas encore de produit équivalent à Wikipedia, Linux ou WordPress en termes de niveau d’utilisation.
Les promesses directes sont souvent contestées. D’une part, les études menées sur l’impact de certaines initiatives est en demi-teinte et d’autre part certaines études (présentées dans ce livre) démontrent que certains modèles ouverts génèrent des effets rebonds qui annulent, voire inversent les bénéfices promis.
Par exemple, les plateformes de consommation collaboratives (Le Bon Coin, Blablacar) portent une promesse de réduction de la consommation de ressource par une meilleure utilisation des ressources dormantes. Cependant, l’étude des comportements des utilisateurs de ces plateformes montre qu’elles génèrent également des comportements qui poussent à l’augmentation de la consommation de ressource (exigence supplémentaires, transferts de consommation vers des solutions moins efficaces, augmentation de la consommation). C’est ce que décrit Aurélien Acquier dans son chapitre et que résume Daniel Kaplan :
“les économies d’énergie, les gains en efficience, se trouvent le plus souvent réinvestis dans de nouvelles consommations, soit du même objet (un véhicule sobre invite à parcourir plus de kilomètres), soit d’autre chose (les économies de chauffage permettent de se payer des vacances aux tropiques).”
Deux conditions pour réaliser les promesses
Ce débat sur l’impact des modèles ouverts sur la résolution des défis environnementaux dessine en creux les conditions nécessaires pour la réalisation des promesses. Deux sont évoquées au fil des chapitres de ce livre, elles tiennent aux intentions des individus et des organisations d’une part, à l’écosystème qui entoure les modèles ouverts d’autre part.
Dans de nombreux cas les intentions des individus et des organisations sont ambigües. La réalisation des promesses environnementales, notamment la limitation des effets rebonds, nécessite une intention de résolution de défis environnementaux. Or, de nombreuses études révèlent que les motivations des individus à s’engager dans certains modèles ouverts, notamment les plateformes de l’économie collaborative, sont principalement transactionnelles (disposer d’un bien moins cher, se déplacer plus facilement ou de façon moins coûteuse). Le constat est le même si l’on considère les plateformes, elles se développent avant tout pour réaliser un projet entrepreneurial, les bénéfices environnementaux sont secondaires, voire marginaux. Cet écart entre les intentions réelles et projetées explique les effets rebonds. Au contraire, les exemples où les impacts environnementaux sont les moins contestés sont le fait d’organisations qui ont mis l’impact environnemental au coeur de leur mission. Certes ces organisations développent également un projet entrepreneurial mais elles conçoivent des produits et des services qui ont d’abord un impact positif sur l’environnement et qui ensuite sont viables économiquement.
Une première condition émerge : faire de l’impact environnemental l’objectif premier qui guide les décisions sur les choix de modalités d’utilisation du service ou de fabrication du produit. Cette condition s’applique aux organisations qui conçoivent et diffusent ces produits ou services comme aux individus qui les utilisent. Toutefois, compte tenu des difficultés constatées à faire évoluer massivement les comportements individuels dans un but d’impact environnemental positif, la voie des organisations semble plus accessible. Fabriquer des produits conçus pour le partage, développer des services qui incitent les individus à choisir les modes de déplacements les moins polluants sur des distances longues sont des exemples de ces choix qui mettent en objectif premier l’impact environnemental.
Dès lors que de nombreuses organisations s’engagent pour concevoir des solutions qui contribuent efficacement à la résolution des défis environnementaux et qu’elles parviennent à les faire adopter massivement parce que ces solutions sont efficaces au-delà de la promesse environnementale, la réalisation de la promesse est envisageable. Le succès de Wikipedia tient à l’ouverture de son modèle : c’est parce que n’importe qui peut contribuer à l’enrichissement de l’encyclopédie qu’elle s’est développée si rapidement. Cependant, l’ouverture n’est qu’un moyen pour Wikipedia de réaliser son objectif premier : apporter le savoir à la population la plus large. Enfin, si 500 millions de personne consultent chaque mois Wikipedia, c’est pour un bénéfice (accéder à une information fiable), pas pour réaliser la mission de Wikipedia. Et si 1 million de personnes contribuent à l’enrichissement et à la vérification des contenus, ce n’est pas seulement pour réaliser cette mission.
Au-delà des intentions, qui constituent un préalable, la réalisation massive des promesses nécessite un écosystème de soutien, c’est la deuxième condition de réalisation des promesses. La fabrication décentralisée, réalisée directement par les utilisateurs constitue un prolongement d’une tendance ancienne de transfert des tâches aux utilisateurs (cf le livre de Marie-Anne Dujarier « Le travail du consommateur »). Ikéa et McDonalds sont deux exemples historiques et les technologies numériques ont accéléré ce mouvement. A chaque fois, ces transferts d’activité (montage des meubles, service à la place, évaluation, …) ont été rendus possibles par une infrastructure physique (des entrepôts, une chaîne logistique, le réseau internet haut débit). Pour se développer, la fabrication décentralisée nécessite également une infrastructure : des lieux de fabrication ou d’assemblage et des machines. Alors qu’elle est encore embryonnaire en Europe, les prémisses d’une telle infrastructure sont visibles en Chine, à Shenzhen, où un réseau d’ateliers de prototypage, production de petite série et de grande série se met en place.
Cette infrastructure physique se mettra d’autant plus facilement en place que des entreprises y verront une opportunité de marché. Cependant, comme dans beaucoup de situations analogues où l’investissement dans l’infrastructure est important et en décalage avec le volume de marché au moment de l’investissement, la prise de risque est jugée importante et le délai de retour sur investissement lointain. Or c’est aussi la présence de l’infrastructure qui détermine le volume de la demande. C’est parce que le premier jour d’ouverture du service la quasi-totalité de l’infrastructure Vélib était disponible que les parisiens ont massivement utilisé le service. Au contraire, l’absence de densité du réseau de recharge constitue un frein au développement de la vente de véhicules électriques. Le réseau d’ateliers de fabrication décentralisés est encore émergent et des expérimentations se multiplient. Elles sont le fait d’entreprises qui s’établissent pour le constituer (comme Techshop aux Etats-Unis) ou d’acteurs d’autres secteurs qui voient dans les ateliers de production décentralisée une façon de renforcer et de renouveler leur activité historique (Leroy Merlin par exemple).
La question du financement se pose également pour l’émergence de solutions dont la propriété intellectuelle est ouverte, c’est-à-dire qui peut être accessible facilement, parfois gratuitement, à des acteurs qui n’ont pas participé à son financement initial. Les réseaux de financement de l’innovation (banques, business angels, agence publiques et fonds d’investissement) associent quasi-systématiquement à leur apport une protection de l’innovation par des brevets. Or pour des raisons militantes ou entrepreneuriales certaines organisations rendent leur innovation accessible au plus grand nombre, ce qui les prive de ces sources de financement. Certains investisseurs, inspirés par le succès entrepreneurial de certains logiciel open source, commencent à envisager le financement de solutions dont la propriété intellectuelle est ouverte, ils sont encore peu nombreux. Les mécanismes d’obtention de financement publiques, majoritairement orientés vers le dépôt de brevet, commencent à considérer des formes nouvelles d’innovations, dont les innovations ouvertes (la BPI a fait évoluer en ce sens ses grilles des qualification des projets).
Identifier des moyens de remplir ces deux conditions, l’intention de contribution environnementale et un écosystème favorable, constitue une voie pour prendre le chemin de réalisation des promesses associées aux modèles ouverts.