Comment la question sociale et écologique oblige-t-elle les entreprises à regarder différemment leurs business models ?

Cécile Renouard est la fondatrice du programme de recherche « CODEV – Entreprises et Développement » de l’ESSEC. Elle est professeur au Centre Sèvres et enseigne l’éthique sociale et la philosophie politique à l’ESSEC, à Sciences Po et à l’Ecole des Mines de Paris. Elle est également membre du Conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot, et membre du Conseil d’Administration de l’Agence Française de Développement. 

Comment comprenez-vous ce qu’est un social business model et comment se positionnent-ils par rapport aux modèles capitalistes classiques ? 

Depuis une dizaine d’années, le concept de social business s’est progressivement développé sous l’influence de Mohammad Yunus, fondateur de la Grameen Bank. Ce concept a été repris par des grands groupes comme Danone afin de développer des projets ‘à côté’ de leurs business models classiques avec dans l’idée de « faire autrement ». Franck Riboud, PDG de Danone, et Mohammed Yunus ont décidé en 2006 de créer un réseau d’usines productrices de yaourts vitaminés à destination des populations rurales pauvres du Bangladesh, avec un modèle économique de social business (tous les profits étant supposés être réinvestis dans les projets). Il est intéressant de noter que Mohammad Yunus et Emmanuel Faber tenaient au départ des positions idéologiques différentes au sujet du social business. D’un côté, Mohammad Yunus prenait comme modèle l’entreprise capitaliste. Dans sa vision, les entreprises capitalistes sont fortes et structurées et il faut s’en inspirer pour créer des social businesses mais avec un principe de réinvestissement des profits dans les projets eux-mêmes car ils s’adressent à des populations plus vulnérables. L’idée est d’essayer de faire croitre ces modèles-là à côté des modèles classiques et non en substitution. De l’autre côté, Emmanuel Faber avait une vision distincte : l’enjeu consistait pour lui à faire en sorte que ces social businesses puissent aboutir à une transformation plus globale des modèles classiques.

Il faut tout de même noter que le monde du social business ne s’identifie pas complètement à celui de l’économie sociale et/ou solidaire, par son histoire et ses principes, mais qu’aujourd’hui la multiplication de projets à visée sociale relevant de diverses formes juridiques conduit à rendre ces frontières plus floues.

Selon vous, quelles questions doivent orienter les activités des entrepreneurs et les pouvoirs publics ?

L’engagement de la COP21, qui est de maintenir le réchauffement climatique d’ici 2050 à bien moins de 2 degrés, et les Objectifs du Développement Durable, interrogent la façon dont on réfléchit à nos modèles économiques.

Au fond, la question intéressante est de se demander : est-ce que le développement d’activités économiques selon un modèle différent du modèle capitaliste classique peut faire évoluer le modèle financiarisé dominant ? Or, l’intention ou la préoccupation des grands groupes dans ces projets est de ne pas faire de la philanthropie mais plutôt de développer une activité économique qui cherche à atteindre un peu de rentabilité pour ne pas s’en tenir à de l’assistanat. Idéalement, et si on estime que le fonctionnement actuel des grands groupes est insoutenable et injuste au regard des enjeux de développement durable de la planète et des collectivités humaines, l’enjeu est que, d’une certaine manière, la logique qui sous-tend le secteur de l’économie sociale et solidaire soit étendue à l’ensemble de l’activité marchande.

Le cas d’entreprises qui sont plus spécifiquement destinées à répondre aux besoins des plus vulnérables et dont il faut noter qu’elles sont difficilement sinon rarement rentables doit être pris en compte de façon particulière. Mais le défi majeur aujourd’hui est de faire en sorte que les entreprises actuellement classées comme relevant de l’ESS, en raison de leur utilité sociale reconnue, de leur mode de gouvernance, de leur modèle économique, etc., influent sur les règles du jeu pour favoriser l’intégration plus profonde de critères sociaux, environnementaux et de gouvernance dans l’économie mainstream.

Pour arriver à cela, différents leviers sont envisageables, notamment de la part de l’Etat. Par exemple, quand il y a des appels d’offres publics, les pouvoirs publics pourraient soumettre les entreprises à des exigences fortes en termes environnementaux, sociaux et de gouvernance, exigences qui pourraient correspondre aux critères de l’économie sociale et solidaire. L’Etat pourrait faire valoir certains critères dans les marchés publics, au niveau des collectivités territoriales. Il pourrait également transférer une partie des subventions qu’il alloue aux grandes entreprises du secteur des énergies fossiles vers des structures de l’économie sociale et solidaire plus vertueuses, ou encore accorder des réductions fiscales adaptées aux réalités que ces structures rencontrent.

La loi Hamon devrait être prolongée afin d’augmenter les exigences sociales et environnementales pour toutes les entreprises : il faut favoriser l’idée selon laquelle les entreprises classiques peuvent elles aussi être comprises comme ayant une utilité sociale. D’où, dans l’ouvrage Vingt propositions pour réformer le capitalisme que j’ai dirigé avec Gaël Giraud et dans Ethique et entreprise, une réflexion sur la reformulation des articles 1832 et 1833 du Code Civil relatifs à la définition de la Société Commerciale. L’idée est d’intégrer le fait qu’une Société, ce n’est pas que du profit, mais un projet dont on doit vérifier qu’il est compatible avec l’intérêt général.

Des réglementations comme la loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères à l’égard de leur chaine de production, adoptée en France en février 2017, représentent un pas en avant important, dont il faut espérer qu’il entraine une dynamique internationale afin d’intégrer dans tous les accords commerciaux des normes sociales et environnementales relatives aux droits fondamentaux. Un projet de traité contraignant pour les multinationales est actuellement en discussion dans le cadre de la commission des droits de l’homme de l’ONU, suite à une résolution dite « résolution Equateur », portée par différents pays du Sud depuis 2014, notamment l’Equateur et l’Afrique du Sud.

Le problème est que l’Etat, bien souvent, ne joue pas le rôle qu’il devrait jouer, comme quand il se laisse dicter les termes du débat, ce qui était le cas au moment des débats concernant la loi sur le devoir de vigilance.

Comment penser les modèles économiques des entreprises sociales ? Et notamment en lien avec les communs ?

Les réflexions doivent être orientées sur l’utilité sociale et écologique des biens et services. Comme pour tout projet, les ressources nécessaires sont à la fois financières et humaines pour créer des produits et des services qui permettent certes de faire du profit mais en le conditionnant à la performance sociale et écologique. La question de la gouvernance est également centrale, car elle touche aux rapports de pouvoir, au politique.

L’Etat a un rôle à jouer. Aujourd’hui, via les impôts et les ressources publiques, il assure l’accès à la santé, à l’éducation, à un certain nombre d’infrastructures. Son rôle est aussi de fournir un espace bien connecté, pour mettre en lien plusieurs types d’acteurs qui pourraient mutualiser des ressources. C’est ce qui est bien décrit par Amandine Barthélémy, Sophie Keller et Romain Slitine avec la petite ville de Romans-sur-Isère dans  leur ouvrage L’économie qu’on aime !

On se situe là dans des logiques de création de valeur collective : accès au travail pour tous, possibilité de retrouver la fierté de vivre sur un territoire, relocalisation de certaines activités, bref, toute une dynamique de développement socioéconomique local, favorisant l’implication des acteurs.

Il s’agit de pouvoir « faire en commun ». Et on rejoint la notion d’empowerment, qu’on peut traduire par « montée en puissance » ou émancipation. C’est bien d’une montée en puissance des plus vulnérables qu’il doit s’agir. L’empowerment est alors pensé sur un plan à la fois socioéconomique, culturel et politique avec des critères concernant la juste création de la valeur et son juste partage, en se demandant : au plan économique, les plus vulnérables sont-ils bénéficiaires d’une juste part ? Au plan culturel, comment sont-ils reconnus, dans un sens très pratique ? Comment faire en sorte que les gens ne soient pas dans une situation qu’ils vivent comme humiliante ? Politiquement, il s’agit de favoriser la participation et la représentation de ceux qui sont affectés par les projets.

En termes de modèles, l’enjeu est alors de faire en sorte que ces projets économiques permettent à chacun de gagner une certaine autonomie et la capacité à être acteur. C’est la logique du commun. Il faut se demander comment ne pas être dans une logique trop descendante, « top-down », mais vraiment dans une logique de création de valeur au service du lien social et écologique, au service d’une qualité de vie partagée dans les territoires. L’enjeu est de développer une praxis en commun à partir de la question des ressources de différentes natures à partager et à valoriser et notamment des droits – formels et réels.

Auriez-vous des recommandations pour les entrepreneurs ?

Il me semble qu’il faut favoriser tout ce qui peut permettre de penser l’articulation entre les différents acteurs et secteurs. Ces scenarii multi-acteurs aident à aiguillonner les entreprises classiques afin qu’elles prennent mieux en compte les besoins sociaux, à réorienter les projets sur les territoires, à accompagner les entrepreneurs sociaux car la coopération territoriale avec des PME peut leur permettre de changer d’échelle. Mais il faut que ces coopérations soient au service de transformations profondes. Si elles ne demeurent que de simples accords entre, par exemple, une fondation d’entreprise et une structure de l’ESS, le risque est que l’initiative n’ait pas d’effet sur les mentalités.

Donc il faut s’interroger sur la façon dont des initiatives comme les Joint-Ventures sociales pourraient contribuer à transformer des règlementations ; comment la question sociale et écologique oblige-t-elle les entreprises à regarder différemment leurs business models, que change-t-elle dans la culture d’entreprise et la manière de traiter les personnes ? Cette dimension culturelle est décisive afin de renforcer les capacités à transformer les choses. Si dans l’esprit des entrepreneurs le capitalisme tel qu’opéré jusqu’à présent est vertueux et est pris pour exemple, forcément ce que l’on va essayer de  changer demeurera marginal. A l’inverse, si la sphère du marché est resituée à côté d’autres sphères de la vie sociale, considérées comme essentielles à la qualité de vie, alors ces dernières reprendront de l’importance.

Un dernier mot ?

J’aimerais parler de la formation, car c’est un point déterminant, et notamment dans les écoles de commerce. Depuis une quinzaine d’années, les chaires en entrepreneuriat social se multiplient ; c’est certes une très bonne chose, mais il faut que les principes qui y sont enseignés soient beaucoup plus centraux dans les cursus et ne demeurent pas cantonnées à ces chaires et à des cours optionnels. En outre, des cours de philosophie morale et politique sont nécessaires, aussi bien pour promouvoir des « émotions démocratiques » et la capacité de discernement individuel et collectif, que pour réorienter nos modèles économiques, et soutenir la recherche de nouveaux outils de gestion (normes comptables, fiscales, etc.) mieux adaptés.

La formation continue est également essentielle, afin de travailler sur nos représentations collectives. Il faut que le monde de l’économie sociale intervienne davantage dans les formations mainstream et qu’il y ait plus de professeurs qui « se mouillent » !

En définitive, les chantiers sont immenses et passionnants et tous les acteurs sont concernés : les entrepreneurs comme les pouvoirs publics doivent travailler à faire converger davantage les logiques financières et extra-financières. Yes we can !

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Antoine Rieu

À propos de Antoine Rieu

Antoine prépare une thèse sur les fondements, la qualification et la dynamique de la valeur dans les joint-ventures sociales (JVS), avec une perspective normative de contribution à un changement institutionnel global. Sa thèse est dirigée par la socioéconomiste Isabelle Guérin (Institut de Recherche pour le Développement, Université Paris Diderot) et la philosophe Cécile Renouard (CODEV – Entreprises et développement, ESSEC Business School). Pour cela, il a rejoint la plateforme SocialCOBizz (co-créée par l’Association pour la réinsertion économique et sociale, le Groupe d’insertion sociale par le travail, Vitamine T, Investir &+ et Yoobaky Ventures) dédiée à la capitalisation et l’essaimage du modèle de JVS, en tant que Manager R&D. Antoine est diplômé du bachelor de l’Essec, d’une licence de philosophie de l’université de Nanterre et du master de recherche en sciences économiques et sociales de l’EHESS.

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