En favorisant la mutualisation et le partage de biens ou de connaissances entre individus, l’économie collaborative propose de nouveaux modèles économiques porteurs de promesses environnementales. Pourtant, à y regarder de plus près, l’impact environnemental des nouveaux modes de consommation collaborative est une question complexe dont la réponse n’est ni évidente, ni systématiquement positive. L’essentiel réside peut-être dans les valeurs réformistes promues par le mouvement collaboratif, et dans la capacité des acteurs publics et privés à mettre l’économie collaborative au service de l’économie circulaire.
Par Aurélien Acquier (ESCP Europe), Valentina Carbone (ESCP Europe) et Damien Demailly (IDDRI).
Cet article a été initialement publié sur The Conversation et fait partie du livre Open Models for sustainability.
Au-delà des gourous et consultants, l’une des icônes les plus marquantes de l’économie collaborative est… la perceuse. Héros négatif et paresseux, dont la célébrité est inversement proportionnelle à l’activité : selon Rachel Botsman (l’une des prêtresses de l’économie collaborative), l’usage d’une perceuse ne dépasse pas une douzaine de minutes sur l’ensemble de sa vie. Quoi de plus logique et vertueux, alors, que de partager cette « ressource dormante » en la prêtant, la louant ou la revendant via des plateformes d’échange ? La perceuse serait, logiquement, l’un des premiers produits demandés et échangés sur les plateformes de partage entre voisins.
En proposant des services fondés sur la mutualisation et le partage de biens entre individus, l’économie collaborative véhicule une promesse environnementale : utiliser de manière plus intensive des ressources dormantes en les mutualisant. Sur ce point, l’économie collaborative entretient des liens étroits avec un concept voisin, celui d’économie circulaire. Il s’agit de faire émerger des modèles économiques plus respectueux de l’environnement en favorisant l’usage plutôt que la possession et en intensifiant l’utilisation des objets et leur réparabilité.
Distinguer les promesses des impacts : des effets environnementaux ambigus
En créant des plateformes de partage permettant de mutualiser des biens, en favorisant l’usage sur la possession, on pourrait penser mettre en place un modèle environnemental vertueux. En réalité, l’observation du fonctionnement de plateformes d’échange et d’intermédiation invite à la prudence, car de nombreux mécanismes contre-intuitifs peuvent aboutir au résultat inverse. C’est en tout cas le sens des résultats de nos travaux récents sur les impacts sociaux et environnementaux de l’économie collaborative.
En premier lieu, passer de propriétaire à usager constitue une transformation identitaire profonde pour le client, transformation qui peut être synonyme de déresponsabilisation et de détachement du client vis-à-vis du produit. C’est le syndrome connu de la voiture de location, dont la durée de vie est réduite par les comportements peu scrupuleux des clients non-propriétaires.
Ainsi, l’entreprise JCDecaux, lorsqu’elle avait lancé le service Vélib à Paris, avait-elle largement sous-estimé les coûts d’entretien induits par l’incivilité des clients envers cette nouvelle infrastructure publique. De même, un service de location peut engendrer des attentes de renouvellement plus fréquent des produits : si je m’abonne à un service pour accéder au produit, je veux le dernier modèle disponible (comprendre « le meilleur »).
Dans certains cas, notamment lorsqu’elles correspondent à des offres low-cost, les offres collaboratives peuvent aussi se substituer à des solutions plus efficaces d’un point de vue environnemental. Ainsi, lorsque BlaBlaCar met en avant le covoiturage comme moyen d’augmenter le taux d’occupation des véhicules particuliers, il omet de rappeler qu’une grande partie de ce trafic est généré au détriment des transports collectifs, notamment le train, beaucoup plus efficace en matière d’émissions de CO2.
Troisième aspect : l’impact du transport (notamment dans l’échange et la revente de bien) est souvent négligé dans l’analyse. Or, d’un point de vue logistique, les systèmes décentralisés sont souvent moins efficaces d’un point de vue environnemental. Ainsi, un déplacement individuel de quelques kilomètres pour réaliser une transaction via leboncoin.fr annihile souvent les impacts environnementaux positifs liés à la revente ou au don du produit.
Quatrième aspect : « les effets rebonds » liés à l’utilisation de l’argent généré ou économisé par l’échange ou la revente (Demailly et Novel, 2014) doivent être pris en compte. En échangeant ma maison durant les vacances d’été, j’économise en faisant quelque chose d’utile pour l’environnement. Avec les économies réalisées, je peux partir au bout du monde en famille… en avion.
Cinquième aspect : de manière inattendue, la multiplication des plateformes d’échange et de revente peut être un outil… au service de l’hyperconsommation. Une plateforme telle que leboncoin.fr constitue ainsi un formidable marché de revente pour des produits encore fonctionnels, permettant aux consommateurs de racheter le dernier modèle. Comme l’illustre l’étude de Parguel, Lunardo et Benoit-Moreau (2016), les plateformes telles que leboncoin.fr peuvent être analysées comme un outil psychologique de déculpabilisation des comportements d’achat impulsifs et de surconsommation, en particulier chez des usagers qui se revendiquent de valeurs environnementales !
L’économie collaborative comme vivier d’innovations environnementales
Faut-il pour autant dénoncer une mystification environnementale et crier au greenwashing ? S’il est nécessaire de ne pas verser dans l’optimisme béat, il ne faut pas non plus jeter le bébé avec l’eau du bain.
En effet, aucun des obstacles recensés n’est indépassable et chacun offre des voies d’innovation pour les acteurs publics et privés. Par exemple, le développement des plateformes de location pourrait inciter les producteurs à s’engager dans des démarches d’écoconception, afin d’accroître la durée de vie et anticiper un usage plus intensif de leurs produits. Afin de limiter les effets induits par les transports, les plateformes d’échange et de prêt peuvent favoriser des interactions micro-locales, par exemple à l’échelle d’un quartier.
Dans le domaine du covoiturage et de l’autopartage entre particuliers, les innovateurs peuvent se concentrer, avec l’appui des pouvoirs publics, sur les déplacements du quotidien : sur ce segment de marché, les nouvelles formes de mobilité collaborative sont un atout essentiel pour construire une mobilité plus durable, donner accès à la mobilité à des personnes en situation de précarité, et réduire le coût de la mobilité… jusqu’à 3000 euros par an.
Ensuite, on ne saurait réduire l’économie collaborative aux seules plateformes d’intermédiation de type Airbnb ou Le Bon Coin, même si elles en constituent la partie la plus médiatisée et la plus visible. L’économie collaborative est un mouvement culturel plus large, qui transforme nos manières de produire et nos rapports aux objets, à l’environnement, à la propriété et aux organisations.
Différentes initiatives collaboratives (plus ou moins anciennes, émergentes, allant de l’entreprise privée à la démarche associative) inscrivent une promesse environnementale au cœur de leur démarche. On peut penser à « iFixit », entreprise privée fondée en 2003 aux États-Unis, qui met en ligne des guides de réparation à la façon de Wikipédia, organise une communauté de réparateurs, et vend des kits de réparation.
En France, le site commentreparer.com met en contact depuis 2011 des individus avec des réparateurs chevronnés, dans une démarche de lutte contre l’obsolescence programmée. Il constitue la version numérique des repair-cafés, démarche née aux Pays-Bas afin d’organiser des ateliers temporaires et gratuits de réparation entre particuliers. Au-delà de ces démarches centrées sur la promotion de la réparation et du bricolage, de nombreuses plateformes d’échange ou de don sont développées afin de lutter contre la mise en décharge et favoriser le réemploi et le réusage de produits en fin de vie, à l’instar de Co-Recyclage.
D’autres démarches s’inspirent du mouvement open source, issu du logiciel libre, pour inventer et partager de nouvelles solutions environnementales afin de répondre aux grands défis planétaires. Ainsi, en 2015, au moment où les grands chefs d’État se réunissaient à Paris pour le Sommet sur le Climat COP21, d’autres s’écartaient de la voie politique pour explorer les voies du maquettage, du prototypage et de l’innovation ouverte. POC21 (pour proof of concept) réunissait une centaine de makers, ingénieurs, entrepreneurs, geeks, dans un château en région parisienne, transformé durant cinq semaines en accélérateur de projet pour proposer des solutions concrètes à la crise environnementale, dans une logique ouverte, en mettant leurs connaissances à la disposition de tous.
Vu sous cet angle, il apparaît indéniable que le champ de l’économie collaborative constitue un terreau fertile d’innovations sociétales et environnementales. Ce sont des effets réels et tout à fait significatifs, qu’il ne faudrait pas négliger sous prétexte qu’ils sont qualitatifs et qu’ils s’inscrivent souvent dans le temps long.
Si l’économie collaborative n’est pas intrinsèquement bénéfique pour l’environnement, elle sera ce qu’en font les acteurs publics et privés. L’économie collaborative constitue un réservoir d’innovation à alimenter par les institutions académiques (écoles de design, de management ou d’ingénierie), les entreprises et les acteurs publics pour en maximiser le potentiel environnemental. Avec une ambition simple : mettre l’économie collaborative au service de l’économie circulaire.
Les présents auteurs ont participé à l’[étude PICO](http://www.iddri.org/Themes/Nouvelle-Prosperite/PICO-PIonniers-du-COllaboratif-Publications](http://www.iddri.org/Themes/Nouvelle-Prosperite/PICO-PIonniers-du-COllaboratif-Publications), conduite par l’Iddri Science-Po, ESCP Europe, l’Université Paris-Sud et Paris-Dauphine, Ouishare et ZéroWaste France.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.