Bastien Guerry est développeur et consultant, spécialiste des questions liées au logiciel libre et à l’éducation numérique. Il recense dans cet article 7 idées reçues sur le logiciel libre. Un article d’abord publié en 2014 dans Open Models, ainsi que sur le blog de Bastien.
#1 « Les logiciels gratuits sont libres »
Diagnostic : C’est l’idée reçue la plus répandue. Deux faits la renforcent : d’abord, la plupart des logiciels libres sont de facto gratuits, donc notre esprit fait rapidement l’association “libre = gratuit”. Ensuite, l’expression anglais free software est ambiguë, free voulant aussi dire « gratuit » en anglais.
Réalité : 99% des logiciels libres sont gratuits et 99% des logiciels gratuits ne sont pas libres.
Remède : Ne dites pas “logiciels gratuits”, mais “freewares”. Et prenez le temps de faire des dons à des logiciels libres, ça vous donnera pleinement conscience qu’ils ne sont pas tout à fait gratuits.
#2 « Les logiciels libres sont libres de droit »
Diagnostic : Quand les gens s’intéressent à ce qu’on peut faire avec un logiciel libre, la réponse est souvent « tout ». Comme les droits sont spontanément associés à ce qu’il est interdit de faire, ils en concluent qu’un logiciel libre est libre de droit.
Réalité : Les logiciels libres sont soit couverts par le droit d’auteur, soit intégrés dans le domaine public. Les logiciels libres sous droit d’auteur ne sont donc pas libres de droit. Les obligations, en cas de diffusion d’une version dérivée, sont différentes selon la licence utilisée, mais elles existent dans tous les cas.
Remède : Ne dites jamais « libre de droit », ça ne signifie pas grand chose. Au mieux, cela veut dire « du domaine public », au pire que les ayants droits donnent une permission tacite de faire ce que vous voulez avec une oeuvre. Mais cela reste tacite et flou. Mieux vaut donc éviter systémiquement l’emploi de cette expression.
Ce qui est 100% « ouvert », c’est la possibilité de forker le projet : c’est-à-dire d’en créer une version dérivée que l’on gère comme on l’entend, en imposant (ou en écartant) les contraintes qu’on veut.
#3 « Les logiciels libres sont écrits sur un modèle ouvert »
Diagnostic : En 1997, Eric S. Raymond publie La Cathédrale et le Bazar et lance le mouvement open source l’année d’après. Le but est de « désidéologiser » le mouvement du logiciel libre, lancé par Richard Stallman en 1985 et que son fondateur perçoit depuis le début comme un mouvement social, non comme une manière de produire du logiciel. En 2001, le noyau Linux a déjà 10 ans et Wikipédia démarre, pour devenir le succès planétaire que l’on connaît. En conjuguant les idées de l’open source et du crowdsourcing, un “mème” se répand : celui de la production ouverte aux contributions extérieures, avec modération a posteriori, comme pour Wikipédia.
Réalité : Nombre de logiciels libres sont écrits par des communautés minuscules, où l’élément moteur est la passion d’une poignée de personnes plutôt que les contributions externes. Concernant les projets où ces contributions sont importantes, « l’ouverture » est relative : au mieux, elle est limitée par la validation du code par les mainteneurs ; au pire, elle est limitée par le fait de devoir transférer ses droits d’auteur à une tierce partie (comme pour certains projets GNU, dont le projet GNU Emacs.) Ce qui est 100% « ouvert », c’est la possibilité de forker le projet : c’est-à-dire d’en créer une version dérivée que l’on gère comme on l’entend, en imposant (ou en écartant) les contraintes qu’on veut. Cette idée reçue n’est pas strictement fausse, mais elle simplifie à outrance et donne une vision trop naïve du logiciel libre.
Remède : Entraînez-vous à contraster ces deux faits. Wikipédia : une communauté énorme, pas de modération a priori et la quasi-impossibilité technique de forker. Un logiciel libre : une communauté petite, une modération a priori par les mainteneurs, et la possibilité permanente de forker.
Les logiciels libres n’existeraient probablement pas s’ils étaient cantonnés à la sphère des échanges non-marchands.
#4 « Les logiciels libres ne sont pas user friendly »
Diagnostic : Cette idée reçue vient de deux phénomènes : l’utilisation du Terminal et l’existence d’OpenOffice. Un Terminal, c’est un espace où vous pouvez interagir avec votre ordinateur en lui écrivant des instructions plutôt qu’en cliquant sur des icônes. Par exemple, si vous tapez « firefox » dans un Terminal, vous obtiendrez la même chose qu’en cliquant sur le petit renard. OpenOffice, c’était un logiciel qui avait pour but de cloner les fonctionnalités de MS Office. Les non-informaticiens prennent la fuite quand ils voient un Terminal pour la première fois, et plein de gens de bonne volonté se sont arrachés les cheveux en essayant d’utiliser OpenOffice au lieu de MS Office. Résultat : on en vient à croire que les logiciels libres ne sont pas user friendly.
Réalité : Firefox est tellement user friendly que Safari, Internet Explorer et Chrome ont copié ses fonctions. Installer le système d’exploitation libre GNU/Linux est tellement plus facile que MS Windows et MacOSX, que Microsoft et Apple font tout pour que vous n’ayez pas à choisir par vous-même. En tant que système, GNU/Linux est tellement user friendly que les mises à jour se font sans déstabiliser la machine, grâce à des systèmes de paquetage qu’on attend encore dans le monde du logiciel non libre.
Remède : Ayez confiance en vous. Ne confondez pas esthétique et ergonomie. Configurez votre ordinateur de manière à ce qu’il devienne votre ami.
#5 « Les logiciels libres sont nés avec Internet »
Diagnostic : On connaît le libre depuis l’open source, l’open source depuis Internet, et Linux est un peu le bébé de l’open source et d’Internet. On pense donc que le libre est aussi né dans ces parages.
Réalité : Le mouvement du logiciel libre est né en 1984 avec le lancement du projet d’écrire un système d’exploitation libre nommé GNU (pour “GNU is Not Unix”), par Richard Stallman. Si l’une de vos tantes était connectée à Internet à l’époque, envoyez-moi son caramail ! On peut même dire que le libre existait de facto avant 1984, partout où le code était librement partagé.
Remède : S’entraîner à se souvenir du monde-d’avant-Internet. Parce que Google ne nous rend pas idiots, il nous rend amnésiques.
#6 « Les logiciels libres n’ont pas de virus »
Diagnostic : L’un des “arguments de vente” du libre, c’est que les systèmes GNU/Linux sont « sûrs »… et qu’ils n’ont pas de virus.
Réalité : Il existe des virus qui atteignent des systèmes libres. Le phénomène est certes marginal par rapport à l’ampleur qu’il a pris pour Windows, mais il existe.
Remède : Essayer de s’innoculer soi-même un virus sous GNU/Linux.
#7 « Les logiciels libres ne permettent pas de gagner de l’argent »
Diagnostic : Pour gagner de l’argent, il faut que quelqu’un en donne. Comme la plupart des logiciels libres sont gratuits (voir idée reçue numéro #1), on ne voit pas bien qui donne de l’argent. Donc on ne voit pas du tout qui pourrait en recevoir.
Réalité : Les logiciels libres n’existeraient probablement pas s’ils étaient cantonnés à la sphère des échanges non-marchands. De l’argent (beaucoup d’argent) est constamment investi pour écrire des logiciels libres, et de nombreux modèles économiques existent autour du libre. Peut-être êtes-vous familier de l’idée d’un modèle économique du libre qui s’appuie sur la vente de service… mais une autre idée reçue est qu’il n’existe que ce modèle. La réalité est plus riche !
Remède : Plongez dans ce livre !
#Bonus 1 : « Les logiciels libres c’est un truc de mec »
Pour l’instant, ce sont surtout les hommes qui squattent, avec un horrible score de 99%, dans le libre. Mais ça va changer. Il faut que ça change !
#Bonus 2 : « Les logiciels libres permettent de ne pas réinventer la roue »
Oui, en théorie. Sauf qu’en pratique, c’est très rigolo et formateur de réinventer la roue. Les “libristes” ne s’en privent pas, et c’est tant mieux — au moins tant que la roue tourne.
#Bonus 3 : « Les logiciels libres, c’est un truc de gauchistes »
Si vouloir établir la concurrence sur autre chose qu’une vision restrictive de la propriété intellectuelle est un « truc de gauchiste », alors oui, le logiciel libre l’est, mais dans le sens anglo-saxon du terme, et non européen avec sa connotation “d’extrême gauche”. Le libre, à l’origine, plonge ses racines dans l’utopie libertaire/technologique des pionniers du web. Si exiger des entreprises qu’elles n’utilisent pas les données de nos ordinateurs sans nous le dire est un “truc de gauchistes”… alors oui, le logiciel libre l’est aussi. Si le fait de vouloir que la France privilégie des systèmes d’information qui la rendent technologiquement moins perméable à la bienveillance de ses alliés est un truc de gauchiste… alors oui. Mais comme vous le pressentez, c’est plus compliqué que ça : les “gauchistes” du web sont aussi des libéraux, voire des patriotes !
Intéressant résumé, merci. J’y ferais référence la prochaine fois que j’ai besoin de pointer les spécificités du logiciel libre (surtout versus gratuit).