Christophe Midler, directeur de recherche au centre de recherche en gestion de l’Ecole polytechnique nous apporte sa vision des modèles économiques à l’oeuvre dans l’industrie automobile.
Depuis le milieu des années 1980, Christophe Midler mène et dirige des recherches sur les mutations des grandes entreprises industrielles dans le domaine de l’organisation des projets et de la conception des produits nouveaux.
Il a créé en 2005 une chaire d’enseignement et de recherche à l’Ecole polytechnique sur le « management de l’innovation » et a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages sur ce thème.
En 2012, il a publié :
Nous avons souhaité avoir son point de vue sur les modèles économiques à l’œuvre dans l’industrie automobile.
Low cost, systèmes de mobilité, voitures électriques, les innovations de modèles économiques récentes dans l’automobile sont nombreuses, comment interprétez-vous ces ruptures ?
Avant de parler des ruptures, il est utile de rappeler les hypothèses du modèle qui a longtemps prévalu : un objet technique centré sur le véhicule thermique. La stratégie sur les marchés matures occidentaux consistait à sophistiquer les produits, à fidéliser les clients en offrant plus de performances ou de fonctionnalités. Cette stratégie conduisait à un dilemme car elle amenait à exclure de plus en plus de clients potentiels du véhicule neuf, la sophistication se traduisant par une hausse des prix. Dans les pays émergents, la stratégie était de se concentrer sur la classe aisée pour vendre des véhicules hauts de gamme et sur un marché bas de gamme constitué de dérivés de voitures en fin de cycle de vie.
Par rapport à ce dominant design, les innovations ont été nombreuses et on peut les ramener à deux tendances : ouvrir de nouveaux segments de marché clients et étendre le périmètre de la valeur au-delà du conducteur.
La Logan de Renault est un exemple de la première évolution. Elle représente une rupture sur le produit car le cahier des charges n’a pas été orienté sur le client occidental traditionnel mais sur le marché du neuf pour la classe moyenne des pays émergents. A l’origine, la Logan n’était pas destinée aux marchés occidentaux.
Les mobilités électriques illustrent la deuxième tendance. Dans le dominant design précédent, ce sont les conducteurs qui paient la sophistication. Les externalités négatives du véhicule thermique (bruit, pollution, …) sont assumées par la collectivité qui s’organise autour du thermique. La rupture amenée par les mobilités électriques est que ces modèles vont s’intéresser non seulement à la valeur de l’automobile pour celui qui la conduit mais aussi à la valeur produite pour celui qui vit à ses côtés et qui en subit les nuisances. C’est une évolution importante car elle élargit la notion de client au-delà du conducteur et du passager, le système de clients inclut la ville, le pays, les communautés. C’est une évolution majeure car la voiture n’est plus une consommation purement individuelle, elle est perçue comme une consommation collective au moins par la prise en compte de ses nuisances.
En filigrane de cette évolution, on voit bien que l’on passe de l’automobile à la mobilité et que cette évolution impacte fortement les constructeurs.
En synthèse, d’une part on est passé d’un modèle autocentré sur le client occidental à une variété plus forte sur les marchés internationaux avec de nouveaux parcours de conception. D’autre part, un nouveau modèle plus radical a émergé qui remet en cause le modèle individuel et les modes d’usage.
Ces deux évolutions ont amené à ce que plusieurs nouveaux modèles économiques se développent.
Toutefois, il ne faut pas considérer le marché mondial de l’automobile de façon homogène et le dominant design est toujours à l’œuvre sur certains marchés où le véhicule thermique et le haut de gamme ont encore une place importante. Egalement, on a parfois une vision monolithique des modèles économiques qui consisterait à considérer qu’un modèle dominera. Cette conception du winner takes all est périmée, on assiste à une juxtaposition de modèles, la multiplicité des modèles augmentera et le dominant design précédent continuera d’avoir une place.
Dans ces évolutions, quelles ont été les stratégies des acteurs historiques de l’automobile ?
La plupart des constructeurs ont pris acte de ces tendances lourdes d’évolution des univers urbains et ils ont tous pris des initiatives pour s’y impliquer, certes un peu contre leur gré. On peut citer Renault ou Daimler qui deviennent opérateur de service de mobilité avec Twizy Way et Car To go. Les constructeurs sont donc en train de développer des capacités pour être présent sur ces nouveaux services.
C’est une évolution importante pour eux, bien sûr ils ont déjà proposé et opéré des services comme le financement ou l’entretien/réparation, cependant ces services étaient opérés à côté du produit. Dans le cas de ces services de mobilité, le service est indissociable du produit qui doit être conçu pour s’adapter à des usages multiples et pour être opéré facilement (tracking, gestion de flotte). Cette logique d’opérateur de service est très différente de celle qui consistait à vendre un produit sans être impliqué dans son utilisation.
Ce nouveau métier les amène à faire des alliances et à internaliser de nouvelles capacités et compétences. Au-delà, cette logique d’opérateur déstabilise les modes de conception traditionnels car l’ingénierie de service est très différente de l’ingénierie de produit.
Aujourd’hui, ces initiatives ne sont pas suffisamment rentables pour les constructeurs, notamment car ils n’ont pas encore atteint une taille critique qui leur permet d’être profitables. Cependant, c’est une occasion pour eux d’acquérir de nouvelles compétences et capacités pour ensuite être positionné sur ces nouveaux marchés.
Au-delà de ces deux exemples avec Renault et Daimler, on constate que de nombreuses innovations de modèle économiques sont le fruit d’outsiders plutôt que d’acteurs historiques (Better Place, Autolib par exemple), comment percevez-vous le rôle de ces trublions ?
Traditionnellement, il est acquis que les innovations de rupture sont le fait des acteurs qui ne sont pas dominants, c’est souvent le cas. Toutefois, pour que ces innovations se diffusent massivement sur un marché, elles doivent être prises en charge par les gros acteurs du marché.
Les outsiders permettent de faire bouger les lignes, mais la question principale dans l’industrie automobile, c’est le marché de masse. Les outsiders ne sont pas équipés pour atteindre le marché de masse, et d’ailleurs ce n’est pas leur visée. Le but affiché de Bolloré avec Autolib n’est pas de construire un business autour des systèmes de mobilité mais de disposer d’un démonstrateur de la performance de sa batterie pour ensuite pouvoir les vendre en masse à l’industrie automobile.
Tesla est un autre exemple d’une innovation de rupture d’un autre ordre car elle renverse les critères de valeur dans une logique de stratégie Océan Bleu. Les valeurs implicites associées à la voiture électrique sont reliées à la protection de l’environnement et concernent un marché de masse, d’autre part, les critères de valeur esthétique et de performance sont plutôt inférieurs au véhicule thermique. En étant caricatural, l’hypothèse dominante était que les voitures électriques sont conçues pour des conducteurs soucieux de l’environnement et qui sont prêts à faire des concessions sur l’esthétique et les performances de la voiture pour un budget de voiture de ville. Tesla a totalement renversé les critères de valeur en concevant des voitures électriques puissantes, belles et performantes à un prix élevé avec un argument à l’opposé des arguments dominants : cette voiture est meilleure (plus silencieuse, belle et performante) parce qu’elle est électrique.
Enfin, parmi les autres acteurs qui se positionnent sur l’automobile, Google avec les Google cars est en train de mener une initiative importante, quelle interprétation en faire ?
Personne ne sait ce qu’il adviendra de la Google car, les prototypes et les concepts cars sont très nombreux, c’est possible d’en faire, la rupture c’est la commercialisation du concept.
Ce qui est certain c’est que la Google car explicite et incarne un axe qui est pris très au sérieux par les constructeurs : l’automatisation de la conduite. L’automatisation est travaillée depuis longtemps par les constructeurs avec les équipementiers, avec par exemple la voiture qui se gare seule conçue par Valéo. Depuis 20 ans les équipes de développements travaillent sur ce thème et on sent qu’aujourd’hui, nous ne sommes pas loin de voir ces innovations se généraliser : les constructeurs et les équipementiers investissent, les conducteurs semblent prêts et les conditions de conduite le favorisent (c’est plus facile de concevoir un système de conduite automatique quand la majorité du temps de conduite se déroule en embouteillage).
Opérateur de service de mobilité, voitures sans conducteurs, les modes de conceptions sont aussi très impactés par ces innovations, comment vont évoluer les logiques de conception et d’ingénierie ?
Ce qui est clair c’est que ces innovations ne seront possibles que par la co-conception. Elle est déjà à l’œuvre entre constructeurs et équipementiers depuis longtemps. Ce qui est nouveau c’est que ces innovations de modèles économiques tant sur les technologies que sur les services requièrent de pratiquer de la co-conception avec des acteurs et des milieux nouveaux pour les constructeurs : les villes, les opérateurs de télécommunication, les grands de l’internet, et tant d’autres.
Ces nouveaux modèles impliquent pour les constructeurs de s’impliquer dans des partenariats hétérodoxes avec des acteurs nouveaux qui ne sont pas les acteurs traditionnels de l’écosystème de l’automobile. Et ce qui est encore plus nouveau c’est que ces partenariats ne vont pas seulement concerner la conception mais aussi l’exploitation de ces nouveaux modèles.
(source de l’illustration : article du Parisien du 03.09.12)