Gilles Babinet est entrepreneur, Digital Champion représentant la France à la Commission Européenne. Il vient de publier L’ère Numérique, un nouvel âge de l’humanité, 5 mutations qui vont bouleverser notre vie, chez Le Passeur. Nous avons eu envie d’avoir son point de vue sur les modèles ouverts et collaboratifs pour nourrir Open Experience, on n’est pas déçus !
Les démarches ouvertes et collaboratives jalonnent le propos du livre et vous les qualifiez d’ « évolution consubstantielle du numérique ». Dans le même temps vous dressez un constat sans nuance sur la difficulté de certains acteurs à assumer l’ouverture et la collaboration. Comment favoriser et renforcer ces approches ouvertes, quels leviers mobiliser ?
C’est vrai que certains acteurs économiques institutionnels éprouvent des difficultés majeures à prendre en compte les évolutions induites par le numérique. Egalement, certaines initiatives en rupture, par exemple dans l’éducation, n’ont pas encore trouvé leur voie de pérennisation.
C’est très certainement l’expérimentation qui permet de renforcer ces démarches ouvertes et collaboratives.
Dans beaucoup de domaines nous gagnerons à sortir de l’idéologie et à nous rapprocher de la science : faire des hypothèses, les tester, analyser les résultats, recommencer jusqu’à trouver un modèle qui fonctionne.
Dans le cas particulier de l’éducation, les Etats-Unis ont fait ce chemin, ils ont commencé par une expérimentation en Floride, ont analysé les résultats et sont en train de l’étendre au plan national. Nous avons trop tendance en France à rester sur des positions idéologiques, à les opposer, à nourrir un débat qui se traduit trop peu par des initiatives expérimentales qui nous permettraient de mieux comprendre et de définir des chemins d’action.
Il y a un autre levier à mobiliser : la concertation. Internet permet de rassembler des individus autour d’une question. C’est en dialoguant, en rassemblant startups et grands groupes, politiques et citoyens qu’on améliorera notre compréhension de ces phénomènes et enjeux. C’est aussi ainsi qu’on pourra définir en concertation des expérimentations à mener.
Le propre du numérique, c’est d’essayer. Try and fail. Les grands plans et grandes stratégies guidées par l’idéologie sont peu probants.
Dans le livre, deux types d’acteurs occupent les places de choix : les innovateurs et les géants du digital. Les entreprises historiques sont quasiment absentes du propos, cela signifie-t-il qu’elles n’ont pas de rôle à jouer dans cette nouvelle ère, qu’elles ont dores et déjà perdu le combat ?
Au contraire, elles ont un grand rôle à jouer. Nous avions écrit avec Nicolas Colin un article sur les difficultés des groupes du CAC 40 avec le numérique. A la suite de cet article j’ai eu l’occasion de rencontrer beaucoup de dirigeants et je dois reconnaître que l’écrasante majorité d’entre eux n’a pas pris la mesure de ce qui est en train de se produire.
Ce que je décris dans le livre à l’égard des institutionnels et des politiques s’applique aussi aux dirigeants des grands groupes. Ce n’est pas étonnant, ils viennent des même moules. Ils commettent donc les mêmes erreurs.
Une anecdote qui illustre parfaitement cette erreur de jugement. J’ai rencontré le dirigeant d’un groupe hôtelier, il me parle pendant une heure du repositionnement de ses marques et de sa stratégie commerciale. A l’issue de ce long exposé, je l’interroge sur son point de vue face aux évolutions de son secteur et à la place des intermédiaires numériques, qui ont pris jusqu’à 25% du marché en valeur. Il me répond qu’il ne fait rien, qu’il n’y a rien à faire. Il me confie également que certains de ses concurrents ont établi des contacts pour mener une action conjointe et qu’il n’a pas donné suite. C’est une triple erreur : croire qu’on ne peut rien faire, ne rien faire et rester seul.
On ne ressent pas toujours la prise de conscience nécessaire de la part de ces groupes établis sur des marchés. Or, ils sont de plus en plus attaqués par les acteurs numériques. Ils agissent relativement peu, ils expérimentent encore moins. Ils prennent un gros risque.
Ce n’est pas un travers français, on retrouve cette posture dans d’autres pays, même aux Etats-Unis. Quelques groupes se distinguent toutefois, comme General Electric qui a mené plusieurs initiatives importantes dans la mobilisation de la multitude (crowdfunding, partenariat avec quirky, …). Certains ont compris cette évolution vers des entreprises – plateformes. Ils sont peu nombreux.
Egalement, c’est un réflexe conditionné de la part de ceux qui ont acquis une position qui est menacée. Ils consacrent la majorité de leurs efforts à défendre le modèle qui a assuré leur domination et peu, voire pas, de ressources à faire évoluer leur modèle.
Avec cette nouvelle ère numérique, on voit deux scénarios se dessiner : l’émancipation des individus et la domination par les plateformes, qu’est-ce qui va nous amener plutôt vers l’un ou vers l’autre de ces deux pôles ?
La régulation a un rôle déterminant à jouer dans les deux sens : favoriser les initiatives qui contribuent à l’émancipation et réguler les positions dominantes.
Sur le premier point, l’Etat peut mettre en place une régulation favorable au crowdfunding par exemple et plus généralement à l’économie du partage. Il peut également donner des incitations aux entreprises qui mettent en place des API ouvertes, il peut enfin donner un cadre aux principes de contribution qui sont à l’œuvre chez Wikipedia par exemple.
Sur le second point, cela concerne le mandat des autorités de régulation de la concurrence en Europe et aux Etat-Unis. Le problème est que les entreprises dominantes sont surarmées juridiquement et que les autorités peinent parfois à suivre. C’est un sujet crucial, il faut éviter la constitution de rentes indues, particulièrement efficaces dans les économies de réseaux. Il semble normal que l’innovation l’emporte sur l’ordre établi, ça l’est sans doute moins que ceux qui ont les poches profondes gagnent car ils ont plus de ressources et peuvent ainsi assécher les autres par effet de dumping.
Plus généralement et c’est l’objet d’une partie du livre, les changements de régulation à venir sont colossaux, on est très probablement à l’aune d’un cycle de régulation important.
Le droit du travail, la place même du travail, le droit sur la propriété intellectuelle, la fiscalité, ces principes qui nous dirigent aujourd’hui sont issus de la seconde révolution industrielle. Ils avaient déjà constitué une rupture par rapport à ceux issus de la première révolution industrielle. Il y a fort à parier qu’ils vont à nouveau être redéfinis à l’aune de la nouvelle ère numérique.
Le livre se termine sur un constat : l’absence d’utopies, où les trouver ?
Avec un brin de provocation, j’évoquerai certains de mes amis, qui sont impliqués depuis de nombreuses années dans les communautés du Larzac. Ces communautés ont des règles de fonctionnement très structurées, des règles d’échange particulièrement intéressantes.
Ils ne sont pas que dans l’idéologie, ils incarnent une utopie. Que l’on y adhère ou pas, qu’on soit d’accord ou pas avec ses présupposés, cette utopie est utile au débat public. Nous gagnerons à faire une place dans le débat publique à ces porteurs d’utopies, d’autant plus que ceux qui nourrissent et prennent la voie d’un rêve ont une capacité à débattre et à argumenter qu’on trouve rarement ailleurs.
On a tous à apprendre des rêveurs.
Image : Perininetworks
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