Pour notre recherche sur les social business, Hélène Le Téno, co-directrice du cabinet de conseil en transition Auxilia revient dans un article d’analyse sur l’évaluation et la mesure de l’impact social.
Cet article est publié dans le cadre de la recherche social impact business model.
Pourquoi la mesure des impacts positifs n’est pas un « supplément d’âme »
Le secteur de l’ESS a souvent été caractérisé par un engagement fort et une volonté première de répondre à des besoins non ou mal satisfait de populations fragiles ou spécifiques : SDF, enfance en difficulté, personnes éloignées de l’emploi…
Si l’on consulte le récent baromètre annuel de l’ESS édité par Convergences, après la première vague d’acteurs ESS historiques déferle depuis plusieurs années une nouvelle vague d’entrepreneurs sociaux, qui ont élargi à la fois les secteurs d’intervention, les types de bénéficiaires ou clients, et les modèles économiques mis en œuvre.
Dans un tel contexte, la simple affirmation de la « finalité sociale » ne suffit plus à convaincre de l’impact positif des activités réalisées.
Nous pensons que l’évaluation objective des impacts positifs de ces structures est dès lors particulièrement nécessaire pour deux raisons.
La première est d’assurer une transparence sur les impacts positifs de ces modèles, et ce faisant une différenciation par rapport à d’autres acteurs ayant eux des impacts négatifs sur plusieurs plans. L’ évaluation doit idéalement porter sur la préservation ou la restauration des trois capitaux (financier, naturel et social). Notons que selon les spécialistes, on peut distinguer de trois jusque sept capitaux qui sont des « ressources stratégiques » pour toutes les activités économiques humaines (voir section « aller plus loin »). Nous partageons le principe de « soutenabilité forte » : le capital social et humain, et le capital naturel, quand ils sont détruits, ne sont pas (ou très peu) substituable par du capital financier. Nous pouvons donner ici quelques exemples typiques : acheter un tracteur (immobilisation corporelle à l’actif du bilan) n’a plus guère d’utilité si la déplétion du capital naturel (énergies fossiles donc carburants) est très forte et qu’il existe une forte contrainte sur les volumes et/ou les prix ; quand les pollinisateurs ont disparu, la substitution par de la main d’œuvre (cas réel : des chinois armés de plumeaux dans les plantations de poiriers) est possible mais très couteuse. Quand une connaissance ou un savoir-faire traditionnel est perdu, il est parfois impossible de le faire revivre. Quand un individu a détruit son capital santé, il n’est pas possible de lui le restaurer.
La seconde est de permettre l’émergence des modèles hybrides, où l’ensemble des services rendus peuvent être correctement rétribués. Il existe en effet de nombreux exemples où la structure produit deux « outputs » à la fois. Elle produit évidemment des biens (ou services) – dans une logique marchande (achetés par un client) et/ou rétribués ou financés par d’autres moyens (subventions, fiscalité, emplois aidés…). Mais elle produit aussi des services d’intérêt commun, voire d’intérêt général, sans lien direct avec le produit ou service vendu. Ils sont réalisés par nos structures, qui deviennent des « gestionnaires » de l’écosystème, et rendent ces services à de nombreux « bénéficiaires » individuels ou collectifs (le plus souvent ceci se traduit par une réduction de certaines dépenses publiques, qui seraient nécessaires en l’absence de cette activité.)
Les habitués de la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) pourraient penser qu’il s’agit d’une évaluation extra-financière, ou d’un reporting « de plus », à mettre dans son rapport d’activité ou sur son site web. Nous estimons que cette évaluation ne doit absolument pas intervenir « ex post », mais plutôt être la première pierre de construction d’un « social business model ».
Comprendre comment la structure va durablement préserver le capital social et naturel, et trouver son équation économique (charges, recettes pour partie liées à plusieurs types de services rendus), est une façon nouvelle de construire son activité à la réunion d’intérêts particuliers et de l’intérêt général et de diversifier ses recettes.
En d’autres termes, il ne s’agit pas de produire quelques indicateurs d’impacts séduisants à des fins de communication, mais plutôt d’une étape nécessaire pour « internaliser » autant que possible certaines des externalités positives.
Comment évaluer les impacts positifs
Pour passer à la pratique, tant au stade du business plan qu’à celui de la comptabilité de gestion, nous recommandons aux entrepreneurs sociaux de s’outiller avec de nouveaux référentiels, tels que celui de la comptabilité en triple capital (et en triple amortissement), théorisée par Jacques Richard, professeur émérite à Paris Dauphine, et mise en œuvre par le cabinet Compta Durable et par un écosystème d’acteurs innovants : chaire CODEV de l’ESSEC pour l’évaluation du capital social et humain, INRA et partenaires pour l’évaluation du capital naturel, cabinet Auxilia pour l’intégration dans les organisations.
Si l’on imagine assez bien une telle évaluation d’impact social positif pour des acteurs ESS établis depuis longtemps, ces notions peuvent aider à transformer radicalement le paysage dans d’autres secteurs. Ce référentiel nouveau est actuellement en phase de test et d’implémentation sur un ensemble de sites pilotes au sein du réseau Fermes d’avenir.
Le cas de ces fermes maraichères ou diversifiées, établies de longue date, en installation, ou en conversion vers le bio est particulièrement intéressant : elles ont pour fonction évidente de produire des légumes et d’autres aliments, mais elles rendent également une multitude de services : création d’emplois locaux directs en nombre élevé par hectare et d’emplois indirects de transformation et commercialisation, développement rural ; séquestration de carbone, préservation voire restauration de la biodiversité, création d’un sol vivant, à forte teneur en matière organique, préservation de la ressource en eau ; impacts positifs sur la santé par les produits vendus et par les activités et visites proposées sur les sites à différents publics…
L’approche retenue est double. Elle consiste à investiguer et distinguer en comptabilité les investissements et charges d’exploitation spécifiques liés au maintien des 3 capitaux à un niveau « viable », ce qui permet le maintien des services écosystémiques (exemples de dépenses simples : creuser une mare, planter une haie, apporter de la manière organique en continu…), et à évaluer (voire monétariser) les services rendus aux différents acteurs bénéficiaires.
Les résultats seront rendus publics d’ici l’été 2017, et seront un jalon fort en direction de la notion d’entreprise sociale agricole, viable économiquement et véritablement durable pour la collectivité.
Des défis dans la mise en œuvre
La mesure d’impact a un coût ! Comment les structures de l’ESS (jeunes, ou à profitabilité limitée) peuvent-elles supporter cette dépense, et quelles retombées peuvent-elles espérer ?
Nous avons posé la question à plusieurs acteurs phares de l’ESS, et leurs réponses convergent sur deux points.
Le premier est qu’une partie de travail de mesure peut et doit être mutualisée, pour satisfaire trois objectifs. Primo, établir des référentiels innovants, simples et partagés, au service de l’intérêt général …sans pour autant tomber perdre en ambition sur l’intensité des impacts sur tous les plans, ni en pertinence par rapport chaque type d’activité/de métier – un défi au regard de la tendance « moins disant » de l’essentiel des processus de normalisation et standardisation : une des clés est très probablement d’envisager des référentiels évolutifs, initiés par les acteurs et une partie des divers bénéficiaires et non plus par des spécialistes du reporting RSE. Secundo, faciliter la collecte de données internes et externes par le juste usage du numérique (données partagées, open data) et par le recours à de la collecte bénévole et/ou citoyenne pour les évaluations portant sur le capital social et naturel… La « donnée commune » peut devenir un gage de meilleure gouvernance des « communs » naturels et humains. Tertio, fiabiliser ensemble les données avec un noyau d’experts de type « tiers de confiance », dont le modèle économique lui aussi peut différer des auditeurs ou certificateurs habituellement convoqués.
Leur second commentaire est que le chiffre seul aura toujours peu de poids. Un plaidoyer collectif est à mener, auprès des décideurs (politiques, dirigeants, financeurs…), et auprès du grand public. Ce plaidoyer doit être fondé sur des chiffres, des arguments et des exemples pour distinguer les acteurs à impact positif, de ceux qui détruisent tout ou partie des capitaux. La notion d’impact positif n’est pas un synonyme de RSE, elle impose de repenser le cœur de modèle des activités économiques et les finalités des entreprises, et de diffuser des clés pour penser et opérer une nouvelle économie durable. En somme, la valorisation des impacts positifs chiffrés est l’objectif visé. Les modes de rémunération des impacts positifs (par qui, comment) sont l’épicentre de l’innovation que les « social business » ont encore à mener.
Gageons que le numérique saura apporter des solutions radicalement nouvelles sur ces deux points : l’irruption du crowdsourcing via internet, de l’open data et de la blockchain (pour l’établissement de nouvelles relations « peer to peer »), sont de nouveaux outils que les acteurs à impact positif ont la possibilité de saisir pour forger les modèles économiques viables de demain.
Pour aller plus loin :
De trois à sept capitaux
L’approche par les capitaux propose une vision élargie par rapport au seul capital financier. Elle est utilisée pour mesurer la durabilité du développement économique. Selon les courants de pensée, elle subdivise 4, 5 ou 7 capitaux.
Le rapport de 2009 du WGSSD (Working Group on Statistics for Sustainable Development) recommande de distinguer cinq types de capitaux : humain, social, produit, financier et naturel. Le WGSSD présente plusieurs définitions:
• Le capital humain se rapporte aux attributs qui facilitent la création de bien-être chez les individus et influencent leur capacité à produire (éducation, santé, expérience, etc.)
• Le capital social représente les réseaux, normes, valeurs et convictions communes qui facilitent la coopération au sein des groupes ou entre eux. Le capital social est parfois inclus dans la notion de capital humain
• Le capital financier inclut toutes formes d’actif pour lesquelles il existe une contrepartie en passif (monnaie, dépôt bancaire, titre, fonds de pension, réserves d’assurance, etc.)
• Le capital produit est formé des éléments d’actifs utilisés dans les processus de production et qui ont une durée de vie supérieure à un an (machinerie, bâtiments, infrastructures, mais aussi logiciels, œuvres, artistiques, R&D, etc.). Le produit est parfois inclus dans la notion de capital financier
• Le capital naturel se réfère aux ressources naturelles, à la terre et aux écosystèmes
Une autre approche de la Banque Mondiale subdivise encore ces capitaux en 7 catégories avec 2 capitaux supplémentaires:
• Le capital culturel définit nos modes traditionnels d’être et de faire, nos habitudes et attitudes, qui créent une unité, guident la jeunesse, créent une attraction touristique (la danse, les traditions orales, la nourriture, la spiritualité, etc.).
• Le capital politique est la capacité à transformer les normes et valeurs de la communauté en standards, règles et lois qui déterminent entre autres la distribution et l’accès aux autres capitaux (répartition des pouvoirs, traitement des conflits, notamment vis-à-vis des différents sur l’accès à des ressources naturelles).
La possibilité théorique de substitution entre ces différentes formes de capital est une conséquence logique de la conception classique de la production économique (avec des facteurs de production substituables tels que main d’œuvre vs machines). Dans une perspective de soutenabilité, la question est de savoir jusqu’à quel point ces substitutions sont possibles.
Par exemple, un prélèvement de stock de ressource non renouvelable, une disparition d’espèce, peut-elle être compensée par une augmentation de capital produit ou de capital humain ? Un débat oppose les tenants de la faible et de la forte soutenabilité, ces derniers considérant que certaines fonctions n’ont pas de substitut et doivent être intégralement préservées. La notion de « capital critique» autorise une forme de compromis entre ces deux positions.
Découvrir la comptabilité en triple capital
Les référentiels sont le simple reflet de ce que nous choisissons collectivement de compter : « La comptabilité est un choix politique », Jacques Richard.
Parmi la profession comptable et les laboratoires de recherche, peu de structures ont activement développement des référentiels comptables nouveaux, susceptibles de favoriser une économie viable, capable de maintenir le « stock de capitaux » au-dessus d’un seuil critique.
Nous présentons ici les liens vers quelques publications récentes :
- CARE – comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement. « Conserver indépendamment l’ensemble des capitaux de l’entreprise (financiers, naturels, humains) pour éliminer les risques que leur raréfaction occasionnerait et garantir une performance globale. », Jacques Richard http://www.methode-care.com/-propos-de-la-methode-care
- Alexandre Rambaud, Jacques Richard , The “Triple Depreciation Line” instead of the “Triple Bottom Line”: Towards a genuine integrated reporting, Critical Perspectives on Accounting, February 2015, https://basepub.dauphine.fr/handle/123456789/14276
- Alexandre Rambaud, Jacques Richard. The « Triple Depreciation Line » (TDL) accounting model and its application to the Human Capital. 2016. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01260004
- Modèle de Gestion pour la Viabilité des socioécosystèmes, IONESCU C., 2016. (Biodiversité et stratégie des organisations : Construire des outils pour gérer des relations multiples et inter-temporelles) http://compta-durable.com/index.php?option=com_easyblog&view=entry&id=124
- Première application de l’approche en triple capital au secteur agricole : Plaidoyer Fermes d’avenir https://fermesdavenir.org/plaidoyer
Quand la blockchain ouvre des horizons nouveaux
Pour découvrir quelques applications de la blockchain à la transition socio-écologique, dans une logique « horizontale », voici deux sources :
- Lumo, plateforme d’investissement participatif ecitoyen dans les énergies renouvelabes, labellisée « B-Corp », s’est associée à SolarCoin « cryptomonnaie » pour rémunérer la production d’énergie solaire et l’épargne s’y rapportant http://tecsol.blogs.com/mon_weblog/2016/10/lumo-et-thesunexchange-distribuent-des-solarcoins-%C3%A0-leurs-crowdfunders.html et https://solarcoin.org/fr/wallet-fr/
- Serge Paperon et sa vision d’expert sur la « tokenisation » de notre monde https://www.linkedin.com/pulse/la-tokenisation-du-monde-commenc%C3%A9-et-commune-est-au-centre-paperon