10 ans de big-bang pour l’entrepreneuriat social (et ça ne fait que commencer…). Une analyse de l’évolution de l’entrepreneuriat social et solidaire sur les dix dernières années à travers l’oeil de Julien Bottriaux, ancien directeur de l’Atelier – Centre de ressources régional de l’économie sociale et solidaire.
Cet article est publié dans le cadre de la recherche social impact business model.
10 ans. 10 ans entre l’ouverture et la fermeture de l’Atelier – Centre de ressources régional de l’économie sociale et solidaire. Sa création était le résultat d’une forte volonté de la Région Île-de-France. Sa fermeture également. Mais ce n’est pas le sujet de cet article…
L’une des missions de l’Atelier était d’accueillir, d’orienter et d’accompagner les porteurs de projets et les entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire. De la phase d’idéation à celle du développement de l’entreprise. En 10 ans, nous avons vu passer plus de 2000 entrepreneurs sociaux. Un bel échantillon pour qui souhaite observer les évolutions de l’entrepreneuriat social, les tendances de l’ESS, la mutation de ses modèles économiques.
De l’agilité des entrepreneurs sociaux
En 10 ans tout s’est précipité. A ses débuts, l’Atelier conseillait des projets d’économie sociale et solidaire à la finalité et au modèle économique somme toute classiques : des projets de mode éthique voulant se lancer sous format coopératif, des entrepreneurs souhaitant créer des entreprises d’insertion pour concilier activité marchande et lutte contre le chômage ou encore des collectifs de citoyens bénévoles déterminés à monter des associations d’éducation populaire.
En 2017, les projets sont beaucoup plus complexes. Complexes par leurs finalités qui sont souvent multiples : un service traiteur en insertion, proposant des produits bio issus du commerce équitable et qui reverse une partie de ses bénéfices à des projets humanitaires (Novaedia). Une association qui récupère les rebuts des entreprises et sensibilise les salariés au réemploi, puis redonne vie à ces matériaux en les vendant à bas coûts aux professionnels des arts et de la culture (La Réserve des arts). Complexes également par leurs modèles économiques hybrides et leur structuration juridique : l’essaimage de Môm’artre, association qui propose un service de garde d’enfants innovant et inclusif après l’école a pu se faire grâce à un modèle économique qui s’appuie sur des subventions (publiques ou privées) mais également sur les revenus générés par la participation des parents ou les formations qu’elle propose. Le traiteur d’insertion Baluchon a imaginé quant à lui une structuration juridique très originale pour ses activités : la société commerciale qui développe des services marchands est détenue par une association.
Comment en est-on arrivé à ce degré de sophistication ?
Côté modèle économique, on ne va pas se mentir : la baisse constante des subventions depuis plus de 10 ans y est pour beaucoup. Face au désengagement de l’Etat et des collectivités, les entreprises sociales, dont une grande majorité a fait le choix du statut associatif, doivent constamment réinventer leurs modèles économiques pour remplir leurs missions et maximiser leur impact.
Le cadre réglementaire a lui aussi accompagné ces mutations. En ouvrant le périmètre de l’économie sociale et solidaire à des entreprises commerciales et en créant l’agrément Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale (ESUS), la loi-cadre sur l’ESS du 31 juillet 2014 incite implicitement à l’élaboration de modèles économiques nouveaux. En 10 ans, nous avons ainsi vu naître et se développer des activités marchandes générant des revenus pour financer les missions sociales d’une même entreprise, ou des organisations au statut juridique hybride – comme les SCIC – qui portent une activité commerciale tout en s’appuyant sur des bénévoles et en recevant des subventions sous certaines conditions.
Changement de paradigme
Les profils des entrepreneurs que nous recevions à l’Atelier ont eux aussi évolué en dix ans. Aux rangs des citoyens militants que nous accueillions majoritairement à nos débuts, sont venus s’ajouter des cadres d’entreprise en reconversion voulant donner du sens à la deuxième partie de leur carrière, ou des étudiants en école de commerce issus de chaires d’entrepreneuriat social. Résultat : une réflexion très approfondie sur le modèle économique est aujourd’hui menée par la plupart des porteurs de projet dès la phase d’émergence et le choix du statut de l’entreprise sociale se fait moins par militantisme que pour se mettre au service du modèle économique.
Contexte économique, cadre réglementaire, profils des entrepreneurs… il y aurait encore de nombreux éléments à citer pour expliquer les évolutions de l’ESS sur ces dix dernières années, mais une chose est certaine : les entrepreneurs sociaux que nous avons pu accompagner à l’Atelier ont profondément intégré le changement de paradigme de cette dernière décennie (passage d’un champ fortement subventionné peu concurrentiel à un secteur répondant de plus en plus aux règles du marché). Avant la fermeture de notre structure, une très large majorité des porteurs de projet qui venaient nous consulter le faisaient avant tout pour trouver un appui dans la détermination de leur modèle économique et le choix de leur statut juridique.
Lors de cette dernière décennie, nous avons vu également s’installer des tendances de fond qui sont autant de signaux de la mutation du champ de l’ESS et de ses modèles économiques. En voici quelques exemples emblématiques :
Regroupement et mutualisation : la Fusacq peut aussi être sociale et solidaire !
Small est de moins en moins beautiful dans certains secteurs de l’économie sociale et solidaire. C’est notamment le cas dans le secteur sanitaire et social où les pouvoirs publics – principaux financeurs de ce champ – incitent fortement au regroupement. Comme dans l’économie classique, la tendance est donc à la reprise des petits par des gros comme Aurore association, Emmaüs solidarité, ou l’ACSC pour ne pas dire par des géants, comme le Groupe SOS. Pour se développer, ces entreprises dont le nombre de salariés se comptent souvent en centaines n’ont pas d’autres choix que d’absorber.
La version plus “soft” de la fusion est la mutualisation. Nombre d’entreprises d’insertion mutualisent l’accompagnement socio-professionnel de leurs salariés. Des structures comme Marguerite ou des Groupements d’employeurs permettent quant à elles aux associations ou aux TPE de l’ESS de partager les fonctions supports. Ces solutions donnent la possibilité aux petites entreprises sociales de concentrer leurs investissements (tant humains que financiers) sur la finalité sociale de leur projet.
Coopération économique et partage de valeur
L’économie traditionnelle a ses pôles de compétitivité. De son côté, l’économie sociale et solidaire a imaginé des pôles territoriaux de coopération économique (PTCE). Derrière ce sigle barbare – encore un ! – se cache une approche renouvelée du développement économique local : celle d’un rapprochement entre acteurs économiques (de l’ESS ou pas) d’un même territoire ou d’une même filière. L’exemple le plus emblématique est celui de Romans-sur-Isère où le Groupe Archer a réussi à redonner vie à la filière “chaussures” en faisant collaborer entreprises d’insertion, coopératives locales, acteurs de l’emploi et collectivités territoriales, chacun de ces acteurs apportant compétences et expertises à un projet économique global de territoire générateur d’emplois. En Île-de-France, le PTCE le PHARES regroupe quant à lui, une quinzaine de coopératives, associations et sociétés commerciales dans un même bâtiment pour faciliter les mutualisations et les échanges de prestations et concevoir des solutions nouvelles sur le territoire pour lutter contre les inégalités ou protéger l’environnement.
L’économie sociale, solidaire… et collaborative
AirBnB ou Uber ne sont pas des chantres de l’entrepreneuriat social. Cependant, certaines caractéristiques de la sharing economy ont infusé dans l’économie sociale et solidaire. Les plateformes en ligne solidaires se sont multipliées en s’inspirant des modèles économiques de l’économie collaborative mais en les adossant à une gouvernance démocratique et en les mettant au service de projets à fort impact social. On peut citer comme exemples de cette rencontre entre le modèle économique de l’économie collaborative et les pratiques de l’ESS, la coopérative SPEAR qui propose une solution très perfectionnée de crowdfunding destinée aux entrepreneurs sociaux ou encore la SCIC France Barter qui a développé un réseau d’échanges de produits ou de services inter-entreprises.
Que de bouleversements lors de ces dix dernières années, donc ! Et l’on peut s’attendre à des évolutions toujours plus disruptives dans la décennie qui s’ouvre. Les nouveaux financements comme les contrats à impact social qui ont été lancés il y a peu, amorcent un changement radical dans la relation entre les financeurs publics, les investisseurs privés et les entreprises sociales et sous-tendent une monétisation de l’impact social. Des initiatives comme Startup de territoires font tomber toujours plus les barrières entre ESS, PME, grands comptes et acteurs institutionnels pour faciliter la création de solutions nouvelles aux problématiques sociales et environnementales. Enfin, le numérique reste encore sous exploité par l’entrepreneuriat social. On entrevoit bien ce que sa puissance pourrait potentiellement générer en matière d’innovation sociale…
L’économie sociale et solidaire n’a donc pas fini de se transformer et d’innover. C’est ce qu’elle fait d’ailleurs depuis maintenant 200 ans. Mais comme pour le reste de l’économie, la dernière décennie a été marquée par de rapides et grands bouleversements pour l’ESS. Qu’en sera-t-il en 2027 ? Peut-on espérer voir se développer des entreprises sociales utilisant le big data, la blockchain ou l’intelligence artificielle ? Imaginer que le design thinking devienne un outil au service de l’innovation sociale de territoire ? Voir se multiplier les joint-ventures sociales entre entreprises de l’ESS et grands groupes ?
Et si on se donnait rendez-vous dans 10 ans pour faire le point ?