Pierre-Jean Benghozi est une référence académique sur le numérique et les modèles économiques associés. Il nous livre son point de vue sur les enjeux liés à la digitalisation
Directeur de recherche au CNRS et professeur à l’école polytechnique, il dirige le Pole de Recherche en Economie et Gestion à l’Ecole Polytechnique et y est en charge de la Chaire « Innovation et Régulation des services numériques ».
Ses projets de recherche portent plus spécifiquement sur le développement et l’usage des TIC dans les grandes organisations, la structuration des chaînes de valeur et des nouveaux modèles d’affaires associés aux marchés du commerce électronique, notamment dans les industries créatives.
Pierre-Jean nous a eu la gentillesse de trouver un moment dans son emploi du temps pour cadrer nos travaux dans le cadre de notre étude Fab4Revolution.
Sur quels secteurs les impacts de la dématérialisation et du numérique ont-ils été les plus forts ?
Le déploiement d’internet et, plus généralement, des TIC – ce qu’on qualifie rapidement de digitalisation – ont eu un impact majeur sur quasiment tous les secteurs, les biens et les services et pas seulement sur l’économie digitale.
Les impacts de cette digitalisation sont très différents suivant les secteurs. Ce n’est pas la même chose quand c’est un produit qui est complètement dématérialisé, comme c’est le cas des biens culturels, quand c’est une partie de la chaîne de valeur qui se reconfigure, comme c’est le cas de la distribution, quand c’est l’outil de production qui se transforme, comme c’est le cas pour la banque, ou enfin quand le numérique est d’abord un levier de développement de l’offre comme dans les télécommunications.
Prenons quelques exemples, quelles transformations avez-vous observées dans les biens culturels, la distribution ou les télécommunications ?
Les industries culturelles et créatives (la presse, l’édition, la musique, la vidéo) sont effectivement les exemples les plus couramment mentionnés car ils ont été bouleversés en profondeur et directement. Avec la dématérialisation des contenus, c’est l’économie complète du secteur qui a été modifiée. Les usages ont évolué, les modèles économiques ce sont adaptés et on voit aujourd’hui se développer des modèles de paiement à l’usage ou au forfait, par opposition au paiement à la possession. Cette évolution, qui a mis du temps à émerger change l’économie sur toute la chaîne : on le voit déjà clairement dans la musique, cela se profile déjà fortement dans la vidéo, la presse ou l’édition.
La grande distribution a été bouleversée plus indirectement, pas dans son modèle opérationnel mais plutôt dans le marketing et le contact avec les clients. Le multicanal et le cross canal sont des illustrations de ces évolutions. Les banques quant à elles ont vu leur fonctionnement, leur « moteur interne » être modifié structurellement, et pas forcément dans le cadre des banques en ligne sans agence..
Ce sont certainement les industries des télécommunications qui ont vu – et bien sûr façonné – les transformations les plus importantes, à la fois sur le plan technique, sur le plan marketing et surtout dans l’évolution des business models. L’évolution des usages, favorisée par la technologie a amené des transformations radicales de business model dans cette industrie : les effets de l’arrivée récente de Free dans le mobile en sont une bonne illustration.
Enfin, dans les services, même dans ceux où les composantes matérielles et humaines reste importante, par exemple la sécurité et le gardiennage, la digitalisation et les solutions qui sont en cours de généralisation changent en profondeur à la fois l’offre de services et la façon de délivrer ces service. Dans la sécurité, les nouvelles solutions de vidéo surveillance couplées aux logiciels de reconnaissance laissent entrevoir un mouvement de substitution des outils aux individus. Comment les entreprises de ce secteur vont-elles se saisir de cette opportunité, à quel rythme les évolutions vont-elles survenir, comment vont-elles assurer leur mutation sont des questions qui vont structurer l’avenir de ce secteur ?
Concernant la distribution, comment caractériseriez-vous les évolutions ?
Les modèles innovants des années 90, par exemple Dell et son mode de distribution direct ,ou plus proche de nous Aquarelle.com dans les fleurs coupées, n’ont pas conduit à une remise en cause profonde de l’objet distribué. Les ordinateurs de Dell sont comparables à ceux de ses concurrents. En revanche, c’est bien la façon de le distribuer qui a évolué en profondeur. Un maillon de la chaîne de valeur a été remis en cause, celui des distributeurs et des grossistes. Bien sûr ces évolutions dans le mode de distribution ont été rendu possibles par des évolutions qui dépassent la distribution, par exemple la mutation de l’organisation de production.
On retrouve aujourd’hui des évolutions similaires à l’autre bout de la chaîne logistique, sur la partie amont avec les achats et dans le procurement. Les plateformes d’enchères, d’achats groupés et de sourcing (par exemple Alibaba) ont amené une reconfiguration des offres aussi forte que celle qu’on a pu observer sur l’aval.
Sur beaucoup de ces secteurs, des acteurs étaient bien établis, quelles les stratégies ont-ils mis en place face aux évolutions que vous avez décrites et avec quel succès ?
Le secteur de la musique est une nouvelle fois une bonne illustration. Les majors étaient sur un modèle extrêmement rentable. Ils ont vécu le phénomène comme une crise mais sans anticiper la révolution structurelle, les profits étaient toujours là même s’ils diminuaient. Ils ont eu beaucoup de mal à se transformer en profondeur car leur rente était toujours bien défendue.
La grande distribution offre un contexte différent, on peut observer que les acteurs majeurs d’hier occupent toujours une place prépondérante. Bien sûr les nouveaux entrants se sont développé très fortement et les modèles CtoC ont changé aussi les modes de consommation (ebay, priceminister, le boncoin). Mais certaines niches n’ont pas encore vu un modèle ou un acteur principal s’imposer, c’est le cas par exemple de la parapharmacie. Dans ce secteur, il n’y a pas encore un opérateur dominant qui a imposé son modèle.
Dans la presse, on voit que ceux qui s’en sortent le mieux sont ceux qui ont maintenu les facteurs clés de succès du modèle précédent en l’adaptant au numérique. Le modèle de la presse réside sur une diffusion de masse pour valoriser de la publicité et des annonces auprès d’annonceurs. Le Figaro a maintenu cet équilibre en développant web services et sites d’annonces qui assurent le revenu qui finance l’éditorial.
Dans d’autres secteurs, comme les jeux vidéos, les acteurs historiques ont mené des stratégies d’acquisitions pour être présents sur les nouveaux supports et les nouveaux marchés, notamment les jeux sociaux.
Quelles questions vont structurer les évolutions à venir ? Quels sont les signes des prochaines ruptures.
L’internet des objets va encore déplacer les frontières. Les communications entre objets, entre objets et humains vont se multiplier. Le compteur électrique intelligent est un exemple de ce phénomène. Ces communications vont générer un nombre de données colossal et l’analyse de ces données devrait permettre d’améliorer les services et de mieux utiliser les ressources dans des « smart grids ». Ce phénomène est encore émergent et l’avenir nous dira si la promesse est tenue, si les organisations parviennent à se saisir de l’opportunité.
Une question majeure qui va structurer les évolutions est celle de la privacy et de la propriété des données. Pas seulement pour l’internet des objets mais aussi pour les modèles basés sur les réseaux sociaux. Ces modèles s’appuient sur une centralisation des données sur la plateforme et sur un contrôle exclusif des données. Si le contrôle est perçu comme trop fort par les utilisateurs et les consommateurs, ces derniers risquent de se désengager et les modèles s’écrouleront.
Gardons donc la tête froide et ne nous laissons pas éblouir par les modèles qui semblent gagnants aujourd’hui. Souvenons-nous des acteurs leaders du numérique dans les années 1990 et 2000 : Yahoo, AOL et Second Life ont été présentés à cette époque de la même façon, avec le même enthousiasme que la présentation qu’on nous fait aujourd’hui de Facebook.
Au-delà de ces émergences liées au web, deux autres secteurs annoncent des évolutions importantes, tant sur le plan technologique, qu’économique ou sociétal : la robotique et la biotronique. Dans ces deux cas, les technologies commencent à être maîtrisées et les venture capitalists soutiennent les développements. Parmi tant d’innovations, les exosquelettes sont par exemple déjà une réalité, de même qu’on annonce dans un futur proche les lentilles de contact équipées.
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