Interview de Vincent Ricordeau (KissKissBankBank) : On donne un outil aux gens pour qu’ils aillent au bout d’eux-mêmes

Au-delà du modèle économique, le crowdfunding comme machine à réalisation de soi.

KissKissBankBank est une plateforme communautaire de financement de projets créatifs et innovants lancée en 2010. Nous avons rencontré l’un des co-fondateurs, Vincent Ricordeau au cours d’un déjeuner ensoleillé rue du Faubourg Saint Denis.

Nous n’avons pas parlé chiffres, modèles, seuils de rentabilité, on a parlé impact social, accomplissement individuel et nouveau monde. Vincent et KissKissBankBank représentent autre chose qu’un modèle économique (le crowdfunding), ils annoncent et incarnent une nouvelle vision du monde.

Merci Vincent pour ce flash d’inspiration et ce témoignage.

On en retiendra qu’un rêve n’est pas toujours un point de départ, qu’il peut naître au cours de l’aventure, que l’instinct permet de s’accomplir et qu’on change les règles du jeu quand on agit en fonction de ce qu’on est fondamentalement.

Quelle a été l’inspiration à la source de KissKissBankBank ?

Il n’y a pas eu d’inspiration au départ, elle est venue ensuite. J’ai commencé à travailler sur le projet en 2007 quand ma femme et son cousin (qui sont les deux autres cofondateurs de KissKissBankBank) m’ont parlé de Sellaband, une des premières initiatives de co-création dans la musique. A l’époque j’occupais une fonction qui me mobilisait entièrement chez Sportfive, avec de gros enjeux économiques et une équipe importante. J’étais complètement la tête dans le guidon, dans un environnement très traditionnel, pas digital du tout.

Quand ils m’en parlent, je pense immédiatement outil, avec comme référence Kazaa et Napster. On part avec l’idée de réconcilier l’industrie du disque et les consommateurs de musique. A cette époque les relations étaient très difficiles et nous pensions qu’une plateforme de co-création avec partage de revenu pouvait contribuer à retisser des liens positifs.

En travaillant, confrontant, lisant, on fait le constat que la question n’est pas limitée à la musique et que toutes les industries créatives subissent une évolution similaire et on se dit que notre outil va servir à réconcilier les producteurs et les consommateurs. On choisit un modèle d’intermédiation pour être scalable.

En 2008, on a fait le tour de toutes les parties prenantes (les producteurs et les fonds d’investissements notamment) et tous sont très enthousiastes et souhaitent s’engager. C’est à ce moment que MyMajorCompany devient très visible. Cette démonstration nous a bien sûr aidés. La faillite de Lehman Brothers en septembre a décalé notre première levée de fonds et en mai 2009 nous sommes opérationnels.

C’est là que se fait le tournant. A chaque discussion avec les producteurs et les industriels on comprend qu’ils ne souhaitent pas aller dans cette direction, que notre angle consistant à les réconcilier avec un modèle classique ne fonctionnera pas. Notre point d’entrée était pro industriel (leur redonner une place et reconstruire les relations), il devient anti industriel, notre plateforme devient le support de la création indépendante.

On a dit aux gens : « vous n’avez pas besoin des industriels, suivez-votre voie, créez et vous trouverez des soutiens ailleurs. »

C’est donc à ce moment qu’est venue l’inspiration et qu’un rêve a commencé à se construire, comment l’as-tu nourri ?

Je me suis intéressé au mouvement du Do It Yourself, aux makers, j’ai lu tout ce que je trouvais sur ce sujet et j’ai lu aussi les classiques, Rifkin par exemple. En lisant et en rencontrant des gens j’ai vu que c’était un mouvement important, une lame de fond qui allait bien au-delà des questions entrepreneuriales et économiques, ça touche au rapport au travail, à la place de l’individu dans la société, à la mission des entreprises et bien sûr à la place de l’argent.

J’appartiens à la génération qui est devenu adulte dans les années 80, nos rêves et nos ambitions étaient très matériels, le golden boy et sa Porsche étaient deux images référentes.

Ce mouvement qui se déroule devant nous est en train de balayer tout ça. La différence avec la contre culture des années 70 est majeure. On a dépassé le stade de la protestation, on assiste à une réflexion complète sur des changements profonds et cette réflexion s’incarne dans des réalisations et des projets. KissKissBankBank en fait partie, on est avec d’autres les fossoyeurs de l’ancien monde.

Quel rêve réalises-tu avec KissKissBankBank ?

Au début, le rêve c’était de réconcilier les gens qui fabriquent la culture et ceux qui la consomment. Aujourd’hui je réalise un rêve total, changer le monde par l’accomplissement des individus.

Notre plateforme est un déclencheur de création, quel que soit le but ou la logique de cette création. On donne un outil aux gens pour qu’ils sortent leurs idées des cartons, pour qu’ils aillent au bout d’eux-mêmes.

Ca va changer le monde par une multitude d’idées et de réalisations qui viennent des individus, c’est une logique à l’opposé des mouvements précédents qui étaient très centralisateurs, très top down, où des gens s’arrogent l’exclusivité de la réflexion, et la maîtrise de la réalisation, parce qu’ils ont fait des grandes écoles, parce qu’ils viennent d’un milieu qui leur permet d’accéder aux ressources.

Nous on favorise avec notre plateforme un mouvement inverse où les individus reprennent le pouvoir.

Ce rêve là, on l’avait pas au départ, aujourd’hui c’est ce qui nous anime et nous nourrit, ces individus qui créent, proposent leur création au monde et s’organisent pour obtenir du soutien.

Tu parles beaucoup des individus et de leur accomplissement, au-delà de l’impact des projets sur la société, il y a aussi un impact individuel et personnel ?

Oui, et c’est ça notre impact social le plus important, les gens se créent à travers leur projet, quelle que soit l’issue de la campagne de collecte d’ailleurs. On leur permet de faire leur voyage d’Ulysse, d’aller au bout de quelque chose qui leur tient à cœur. Ils reviennent transformés par ce voyage. On est une machine à créer de la confiance en soi. En utilisant KissKissBankBank, ils sont amenés à s’exposer individuellement et à exposer leur projet. Ils sont souvent surpris de l’écho, notamment sur les projets qui sont liés à quelque chose de très personnel.

Par exemple on a souvent des projets de films documentaires liés à une histoire personnelle (l’adoption par exemple) et on sent bien que ceux qui les mènent le font dans une logique de construction personnelle individuelle. En exposant ces projets, certains reçoivent des soutiens et des contributions à un niveau qu’ils n’imaginaient pas, ça nourrit leur travail personnel et ça leur donne un surplus de confiance. On passe de l’individuel, du personnel à l’humanité car chaque histoire personnelle révèle une part de la condition humaine.

Et sur toi, quelles transformations, quels accomplissements ?

A titre personnel, c’est à la fois une transformation et un accomplissement de ce que je suis fondamentalement.

La transformation, c’est une nouvelle vision du monde, plus décentralisée, plus collaborative, plus ouverte. C’est une vraie évolution, au début on partait dans une logique entrepreneuriale sans changer notre vision du monde. Après ces 5 ans on est dans autre chose.

C’est un accomplissement car la plateforme nous colle à la peau, c’est nous fondamentalement. Avec Ombline et Adrien, on est tous les trois des instinctifs, quand on prend une décision, ce n’est pas lié au fait qu’on voie loin mais au fait qu’on a envie de le faire. Le Do It Yourself, c’est nous aussi, on a toujours tout fait tout seul, aucun de nous n’a poursuivi d’études longues, elles se sont arrêtées même très tôt. L’expérience initiatique c’est nous aussi, on a fait plein de métiers, on a monté plusieurs entreprises avant celle-là. J’ai créé ma première boîte à 18 ans et j’ai subi ma première faillite à 21.

On est parti d’une vision qui n’était pas la bonne et on arrive à quelque chose qui nous ressemble, sans qu’on ait intellectualisé ce chemin, ça c’est fait sans qu’on le décide.

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Louis-David Benyayer

À propos de Louis-David Benyayer

Entrepreneur / consultant / chercheur / enseignant, Louis-David Benyayer est passionné par l'innovation, la stratégie, les modèles économiques et l'entrepreneuriat.

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