La valeur partagée : innover en sortant des territoires habituels

Créer de la valeur pour la société en développant une activité entrepreneuriale n’est plus irréconciliable. Le concept de Shared Value développe cette approche qui synchronise valeur sociétale et économique.

La valeur partagée, un alignement des intérêts de l’entreprise et de ceux de la société permettant l’innovation

Un consensus tacite s’est progressivement établi pour limiter la notion de valeur à celle de valeur actionnariale. Un deuxième consensus posait l’incompatibilité de la valeur pour l’entreprise et de la valeur pour la société.

Ces deux consensus sont malmenés depuis plusieurs années, de nouvelles logiques de définition de la valeur émergent et elles ne sont plus formulées comme des contradictions ou des alternatives. La notion de Shared Value proposée par Michael Porter est l’une d’entre elles.

Michael Porter a profondément influencé la pensée stratégique depuis les années 1980 avec notamment les concepts de chaîne de valeur, de forces concurrentielles et de positionnement stratégique. Ces modèles ont été utilisés et enseignés partout dans le monde au cours des trente dernières années.

Depuis le milieu des années 2000, Porter développe le concept de Shared Value (valeur partagée) et le présente comme l’outil qui permettra de refonder un capitalisme en crise. Car le terme de partage n’est pas ici à interpréter comme une alternative à une marchandisation qui aurait montré ses limites, il est présenté comme un moyen de renforcer le capitalisme, notamment car il postule que les valeurs apportées à la société sont à considérer par les marchés.

 

Shared value involves creating economic value in a way that also creates value for society by adressing its needs and challenges. Business must reconnect company success with social progress.
Shared value is not social responsibility, philantropy or even sustainability, but a new way to achieve economic success.
M. Porter (Harvard Business Review, 2011)

Voici l’argumentation qu’il développe dans l’article qu’il a co-écrit avec Mark R. Kramer début 2011, Creating Shared Value (Harvard Business Review) :

  • Les entreprises sont responsables de la crise du capitalisme car elles ont eu la vue courte : les exigences de rentabilité à court terme les ont amenées à mettre en place des stratégies qui, certes, leur ont permis de générer de la performance (recentrage, externalisation, délocalisations) mais les ont éloignées de la société dans laquelle elles opéraient.
  • Les théories néolibérales qui ont dominé les politiques et les stratégies (le progrès social est un coût pour l’entreprise) ont conduit les entreprises à intérioriser une alternative : une activité est soit profitable pour l’entreprise soit pour la société.
  • Les analyses stratégiques fondées exclusivement sur l’étude du secteur d’activité ont conduit les entreprises à la concurrence par les prix et la banalisation des offres.

Sur la base de ce triple constat, développer la valeur partagée est une façon de retisser un lien entre l’entreprise et ses parties prenantes mais surtout une façon de créer de nouvelles valeurs économiques.

L’entreprise n’est plus opposée à la société et la satisfaction de ses attentes n’est plus contradictoire avec celles de la société. C’est parce qu’elles remplissent les exigences de rentabilité de l’entreprise que les stratégies de valeur partagée seront efficaces, en cela elles diffèrent des stratégies de CSR (Corporate Social responsibility).

Quels exemples de réalisation de valeur partagée ?

Porter cite dans son article plusieurs exemples qui illustrent cette notion.

Il cite notamment un exemple en Côte d’Ivoire, exemple qui lui permet de bien distinguer la notion de shared value de celle de celle de fair value : alors que le commerce équitable (« fair trade« ) a pour objectif de dégager un revenu plus élevé pour les agriculteurs/fermiers, pour une même quantité de récoltes, la perspective de valeur partagée, elle, se concentre plutôt sur la manière d’organiser la production et d’impliquer les acteurs locaux (fournisseurs, institutions, …) afin d’optimiser la valeur perçue aussi bien par les agriculteurs que par les entreprises qui les sollicitent via l’accroissement de la qualité des récoltes, leur durabilité et leur efficience.

Early studies of cocoa farmers in the Côte d’Ivoire, for instance, suggest that while fair trade can increase farmers’ incomes by 10% to 20%, shared value investments can raise their incomes by more than 300%.

Les grands groupes se sont d’ailleurs emparés peu à peu de cette notion de valeur partagée. Franck Riboud, le PDG de Danone avait ainsi déclaré en 2008 :

Une entreprise n’existe et ne dure que parce qu’elle crée de la valeur pour la société dans son ensemble… La raison d’être d’une entreprise est son utilité sociale. C’est donc de servir la société, des hommes et des femmes, dans leur vie de tous les jours, à travers des produits, des services, du travail ou encore les dividendes qu’elle fournit.

Le Groupe Nestlé, quant à lui parle de sa Création de Valeur Partagée qu’il décline en 4 « responsabilités fondamentales » : la satisfaction des attentes des consommateurs, la gestion durable des ressources en eau, le respect de l’environnement et la prise en compte de la société dans son ensemble.

La notion de « shared value » a donc été reprise par les grands groupes, avec un accent mis sur la responsabilité de ceux-ci en termes d’environnement, de conditions salariales, de santé, … encore faudra-t-il évaluer l’impact de ces nouveaux axes dans les années à venir.

Quelle utilité de la Shared Value pour l’innovation de modèle économique

Pour Porter, il y a trois façons de créer de la valeur partagée : reconcevoir des marchés, redéfinir la productivité sur la chaîne de valeur et créer des écosystèmes multidisciplinaires. Prises ensemble elles ont un impact sur les coûts (améliorer la productivité des ressources) comme sur les revenus (créer de nouveaux marché).

Identifier de nouveaux produits et de nouveaux marchés

Se concentrer sur la résolution des défis sociaux les plus importants (santé, habitation, alimentation, …) représente une opportunité colossale pour identifier de nouveaux produits et services.

Dans ces nouveaux marchés, le fait que la concurrence soit plus faible et les opportunités plus importantes constitue un levier que les entreprises peuvent mettre à profit en dehors de toute considération de valeur partagée. C’est par exemple une notion présente dans la méthode Blue Ocean Strategy de Kim et Mauborgne.

Porter et Kramer évoquent ainsi l’exemple de l’Ecomagination de General Electric. Programme d’innovation ouverte, ce défi est à la recherche d’idées révolutionnaires qui permettront de créer des réseaux électriques plus intelligents, plus propres et plus efficaces. En 20101, différents acteurs (technologues, entrepreneurs et jeunes entreprises) ont ainsi été invités à mettre en commun leurs meilleures idées et à se rassembler afin d’imaginer des solutions innovantes en matière d’énergie propre.

Cet axe stratégique permet ainsi à GE de « démontrer qu’il est possible — et très gratifiant — de respecter l’environnement tout en étant rentable. »

La « shared value » peut également permettre l’identification de nouvelles façons de structurer son revenu. Si une valeur sociale est apportée, les payeurs ne sont peut-être plus les mêmes. Les utilisateurs ne sont plus clients.

Redéfinir la productivité sur la chaîne de valeur

Porter et Kramer expliquent que la prise en compte des besoins sociaux par les firmes participeront non seulement à la résolution de ces problèmes « globaux » : épuisement des ressources naturelles, altération des conditions de travail, inégalité de traitement des salariés, ou encore pollution mais permettront également à l’entreprise d’y gagner en termes de coûts, d’ambiance de travail, de satisfaction des collaborateurs, de diminution des déchets, …

Il donne ainsi l’exemple de WalMart, enseigne qui a été capable de résoudre deux problèmes simultanément en prenant en compte la perspective de shared value : l’excès d’emballage pour les produits et l’augmentation des gaz à effet de serre. Pour ce faire, le géant américain de la distribution a décidé de réduire la « quantité » d’emballage pour un même produit ce qui lui a permis de réduire ses coûts. Dans le même temps, il a pris le parti de mettre en place des itinéraires plus courts pour ses camions, lui faisant économiser environ 200 millions de dollars tout en lui permettant d’acheminer plus de produits dans ses magasins.
En se donnant pour objectif le participation à la résolution de problèmes environnementaux, les entreprises peuvent donc également y trouver leurs comptes :

The synergy increases when firms approach societal issues from a shared value perspective and invent new ways of operating to address them.

Construire des écosystèmes multi-disciplinaires

Il s’agit ici de construire des partenariats avec de nouveaux types d’acteurs, qui ne sont pas uniquement des acteurs « sociaux » : il peut ainsi aussi bien être question d’acteurs économiques comme par exemple des fournisseurs de biens, des prestataires de services, des d’infrastructures logistiques, … que d’acteurs institutionnels tels que des associations de commerce, des ONG ou des programmes éducatifs.

La shared value s’applique en symétrique aux organisations se concentrant sur la valeur sociale : s’assurer d’apporter une valeur économique associée à la valeur sociale habituellement au centre de leurs actions.

Firms create shared value by building clusters to improve company productivity while addressing gaps or failures in the framework conditions surrounding the cluster.

Au sein de son activité Nespresso, Nestlé s’est ainsi entouré de divers acteurs pour mener à bien son processus de production et de commercialisation du café : des entreprises issues du secteur agricole, technique, logistique, financier, … afin de mettre en commun les capacités et les ressources de chacun pour assurer la production locale d’un produit de bonne qualité. Le Groupe a également mis en place des partenariats avec des ONG comme Rainforest Alliance afin de dispenser des formations sur les meilleures pratiques au agriculteurs locaux, ce qui a participé de la qualité du produit. Porter et Kramer notent ainsi qu’en se fixant pour objectif la réponse à des défis sociaux et environnementaux, le Groupe Nestlé a également vu sa productivité sensiblement augmenter.

Une exigence : redéfinir la mission et l’ambition

Cette logique de valeur partagée nécessite des changements de postures et d’approches importants. Le changement le plus important concerne la façon dont est formulée la mission de l’entreprise ou l’ambition d’un produit.

Traditionnellement les missions sont formulés en référence à l’environnement concurrentiel direct ou en relation direct avec le produit ou le service offert.

Pour permettre l’émergence et le développement de ces initiatives de valeur partagée, la mission doit inclure l’impact social.

Not all profit is equal—an idea that has been lost in the narrow, short-term focus of financial markets and in much management thinking. Pro! ts involving a social purpose represent a higher form of capitalism—one that will enable society to advance more rapidly while allowing companies to grow even more. The result is a positive cycle of company and community prosperity, which leads to profits that endure.

Porter et Kramer citent l’exemple de l’entreprise de construction Mexicaine Urbi, qui a été la première a lancer un plan de prêt immobilier « rent to own« , programme qui a permis de faciliter l’accès au logement pour une partie de la population.

Reprenant l’exemple de l’Ecomagination mis en place par General Eletric, ils expliquent également que la création de valeur partagée peut être un processus qui prend du temps car il nécessite des processus d’adaptation, de l’entreprise comme des parties prenantes mais que la patience est finalement récompensée.

La valeur partagée, nouvel instrument de la marchandisation

Voici la conclusion de Porter dans son article :

Not all societal problems can be solved through shared value solutions. But shared value offers corporations the opportunity to utilize their skills, resources and management capability to lead social progress in ways that even the best-intentioned governmental and social sector organizations can rarely match. In the process, business can earn the respect of society again.

On comprend donc bien ici que la notion de valeur partagée est aussi construite pour soutenir la prédominance de l’entreprise (et des normes entrepreneuriales) sur les gouvernements et les ONG dans des terrains dont elle était exclue (l’impact social). Ce que Porter et Kramer proposent ici est un « capitalisme à but social ».

Il est certain que cette vision n’est pas la seule mais elle permet d’apporter un point de vue nouveau aux débats actuel (greenwashing, …) et fournit un élément de réponse à la question de l’adéquation entre valeur économique et valeur sociale.

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  • Reverse Innovation chez General Electric
  • Bottom of the pyramid (Prahalad)
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Louis-David Benyayer

À propos de Louis-David Benyayer

Entrepreneur / consultant / chercheur / enseignant, Louis-David Benyayer est passionné par l'innovation, la stratégie, les modèles économiques et l'entrepreneuriat.

Carole Leclerc

À propos de Carole Leclerc

Jeune diplômée en management et économie du numérique, a travaillé à la Fing sur les données personnelles et les business models associés.

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