Laurence Méhaignerie est présidente de Citizen Capital, un fonds d’impact investing créé il y a 10 ans. Convaincue que les entreprises ont un rôle à jouer dans la transformation de la société elle nous explique comment elle agit avec ses participations pour construire des modèles qui ont un impact social et qui sont viables économiquement.
Comment est né Citizen Capital ?
Citizen Capital est né d’une rencontre autour d’un constat partagé et d’une volonté d’agir. Pierre Olivier Barennes et moi avons deux parcours symétriques, il a travaillé 10 ans dans le capital-investissement et j’ai agi dans la sphère publique. Tous les deux nous faisions le constat de la limite de nos environnements. Il considérait que la finance devait jouer un rôle dans l’amélioration de la société et je constatais les limites de l’action publique sur les sujets qui me tenaient à cœur comme l’égalité des chances.
Lors de nos discussions en 2007-2008 nous partagions l’idée que le rôle des entreprises dans la société allait être plus important, qu’il ne se limitait pas à l’emploi ou au versement de l’impôt, que les entreprises joueraient un rôle de transformation sociale dans l’ère qui vient. J’avais acquis cette conviction en travaillant sur un rapport pour l’Institut Montaigne sur l’égalité des chances. En rencontrant les entrepreneurs, j’ai pris conscience de l’impact de certaines initiatives entrepreneuriales, j’ai aussi découvert une génération de dirigeants et entrepreneurs qui se levaient le matin pour développer un business qui « change le monde », qui soit capable de relever un défi social ou environnemental, bien loin de la vision à la Milton Friedman ! Une véritable découverte pour moi qui avait longtemps considéré que le changement social était principalement le fait de la puissance publique.
A cette époque émergeaient aux Etats-Unis et au Royaume Uni des outils d’investissement qui visaient un rendement financier et un impact social positif, les social ventures et community ventures. Cela a constitué une inspiration et nous avons construit Citizen Capital autour d’une ambition : financer et accompagner des entreprises qui relèvent des défis sociaux ou environnementaux.
Dans quel type de société investissez-vous et comment les choisissez-vous ?
La moitié des dossiers que nous étudions nous sont transmis par des entrepreneurs ou par notre réseau. L’autre moitié nous est présentée par des conseils, des boutiques de corporate finance qui accompagnent les entrepreneurs dans leur projet de croissance et de levée de fonds. Nous commençons aussi à prendre contact directement avec certaines sociétés qui nous intéressent particulièrement.
Comme de nombreux investisseurs nous avons des priorités. Nous cherchons à investir dans des entreprises portant si possible des innovations de rupture sur le plan sociétal, principalement sur 4 axes : les biens et services à destination des populations vulnérables ou en difficulté, où l’on retrouve souvent les secteurs de l’éducation ou de la formation, de la santé ou de la dépendance ; la transformation des modes de consommation et de production qui touchent à l’économie circulaire, à la mobilité ou encore à tout ce qui touche à notre alimentation. Nous nous intéressons enfin aux entreprises qui visent un impact par leur organisation, en particulier pour favoriser la mobilité sociale ainsi qu’aux nouvelles formes de répartition de la valeur, sujet qui nous semble clé dans les modèles collaboratifs peer-to-peer.
Nous cherchons par ailleurs à investir dans des start-up ou des PME qui ont un fort potentiel de croissance et un modèle de rentabilité assez clair, capable d’assurer la pérennité de l’entreprise et de démultiplier son impact sociétal.
Nous privilégions un investissement actif dans un nombre limité de sociétés, aussi nous passons beaucoup de temps à dialoguer avec les dirigeants pour comprendre l’activité et le projet sociétal : l’entreprise répond-elle à un besoin social clair ? L’ambition sociétale est-elle clairement inscrite dans la vision des dirigeants ? La mission est-elle partagée avec les équipes et intégrée dans les décisions opérationnelles ? De cette discussion découle le travail sur le business plan et le business plan d’impact.
Vos participations ont des activités commerciales classiques et ne revendiquent pas en premier lieu leur impact social, quelle est la nature de leur impact ?
Nous croyons dans le rôle transformateur de l’entreprise. Nous ambition est de faire évoluer le paradigme de l’économie telle qu’elle fonctionne aujourd’hui afin que l’entreprise embrasse plus clairement son rôle social. Et nous pensons que le rôle de l’actionnaire est clé car il a un effet de levier. Ainsi, nous ne nous adressons pas aux entreprises dites sociales mais à l’ensemble de l’économie.
Dans certaines initiatives, la nature de l’impact et l’activité se recouvrent, l’activité constitue l’impact. Dans d’autres cas, c’est la façon de réaliser l’activité qui a un impact. Quand un acteur de la distribution revoit totalement la façon de concevoir ses produits pour atténuer sa ponction environnementale, change la localisation et l’organisation de la production pour fabriquer dans de bonnes conditions et établit un partage de la valeur équitable sur la filière, l’impact est évident mais l’activité reste une activité de distribution classique quand on la regarde de loin. C’est l’exemple de Camif. Nous nous intéressons aux deux types d’entreprises.
Egalement, dans certains cas la recherche d’impact est le point de départ de la création de l’entreprise et dans d’autres, elle se formalise plus tard. Dans le cas de Bazile, l’entrepreneur a souhaité créer une solution pour maintenir plus longtemps l’autonomie et le lien social des personnes âgées dans un contexte de maintien à domicile. Il avait précédemment créé plusieurs entreprises dans les technologies et il envisageait la création d’une association. En avançant, il a acquis la conviction que son projet avait plus de chances de passer à l’échelle sous la forme d’une entreprise, pour peu qu’il trouve un modèle économique. Il a construit une solution composée d’un téléphone adapté aux besoins des personnes âgées et de services spécifiques à leurs besoins autour de l’offre mobile. Il avait un objectif d’impact et a conclu que l’entreprise était le bon véhicule pour réaliser cet impact.
Openclassroom a suivi une trajectoire différente. Au départ les fondateurs sont des entrepreneurs de la tech qui ne se définissent pas comme entrepreneurs sociaux et l’impact n’est pas au cœur de leur projet d’entreprise lorsqu’ils la créent à l’âge de 11 et 13 ans ! En revanche ils ont des convictions fortes sur l’accès à l’éducation et son rôle dans le franchissement de barrières sociales ; ils sont venus nous voir avec une mission claire : rendre l’éducation plus accessible et permettre aux individus de rester, devenir ou redevenir employables tout au long de leur vie.
Comment mesurez-vous l’impact au fil du temps et comment parvenir à maintenir l’exigence d’impact tout en garantissant la viabilité économique ?
Ni la pérennité de l’impact ni la prospérité économique de l’entreprise ne sont des acquis. C’est pourquoi nous réalisons un travail important en amont de l’investissement afin de nous faire une conviction sur la vision et l’ambition du(es) dirigeant(s) et sur la cohérence du projet sociétal avec le projet économique. Nous les poussons à traduire leur vision dans la stratégie et le plan d’action de l’entreprise, puis à définir des objectifs et des indicateurs et à identifier les conditions de réalisation de leur mission. Cet exercice permet de comprendre les synergies entre les leviers de création de valeur sociale et économique qui sont un fondement de notre thèse d’investissement. Lors de nos due diligence, ce projet est formalisé dans un document qui intègre un business plan financier un business plan impact, constitué d’objectifs et d’indicateurs et un plan d’action. Il exprime le projet d’investissement. Ce document est annexé au pacte d’actionnaires. La prime d’intéressement de l’équipe de Citizen Capital est établie à partir des performances de l’ensemble des investissements réalisés et liée à50% à l’atteinte des objectifs économiques et à 50% sur la base du business plan impact
Dans le cas d’OpenClassrooms, nous avons par exemple challengé l’entreprise sur la probabilité qu’ils se concentrent sur la partie haute du marché en termes de prix et de contenu, de privilégier les contenus sélectifs pour une population solvable et déjà bien formée. Ils ont été très clairs sur les indicateurs qu’ils souhaitaient suivre ce qui a confirmé notre adhésion au projet d’impact : nombre de personnes formées, nombre de de demandeurs d’emplois formés et nombre de demandeurs d’emplois qui retrouvent un travail dans les 6 mois qui suivent la formation. Leur ambition sur l’employabilité les amène à développer leur savoir-faire au-delà de la formation. Ils commencent à placer les personnes formées dans l’emploi en particulier via l’alternance.
D’où proviennent vos fonds et quelle promesse faites-vous à vos investisseurs ?
Nos investisseurs sont des institutionnels. Au départ, nous sommes allés les voir avec une proposition qui tenait en trois arguments. D’abord, la nécessité pour la finance de jouer un rôle dans la résolution des défis de la société. Ensuite, l’émergence d’une génération d’entrepreneurs qui ont conscience de ce nouveau rôle et qui souhaitent l’incarner. Enfin, la possibilité d’avoir un retour financier tout en ayant un impact social. Nous étions convaincus que les entrepreneurs qui relèvent des défis sociaux ou environnementaux sont des visionnaires. Ils ont la capacité à créer de très belles entreprises. Egalement nous partagions la conviction que les ressources philanthropiques sont précieuses ; elles ont vocation à financer des organisations qui par nature n’ont pas de modèle économique. Les entreprises que nous finançons doivent avoir un modèle économique pérenne pour déployer leur impact social.
Comment ce message a-t-il été reçu ?
Nous étions dans une période de crise financière. Plusieurs investisseurs étaient sensibles à notre proposition qui sortait néanmoins totalement de leurs clous. Certains de nos interlocuteurs étaient tentés de nous renvoyer vers leurs fondations, considérant qu’il s’agissait d’une démarche philanthropique. Nous avons tenu bon, et avec
beaucoup d’évangélisation sur l’intérêt d’adresser des enjeux de société tout en utilisant le professionnalisme du capital-investissement, nous avons pu créer un premier fonds entre 2008 et 2011 doté de 22 M€.
10 ans plus tard, ont-ils évolué ?
C’est tout à fait clair. Les discussions n’étaient pas de même nature lorsque nous avons constitué notre deuxième fonds en 2015. Les investisseurs institutionnels ont désormais bien identifié ce segment d’investissement. Alors que nos discussions portaient beaucoup sur le retour financier lors du lancement du premier fonds, elles étaient plus approfondies sur la mesure d’impact social lors du lancement du deuxième. Cela témoigne d’une maturité plus forte des investisseurs institutionnels sur ce type d’approche. Aujourd’hui, les investisseurs institutionnels sont régulièrement interpellés par leurs clients, leurs collaborateurs voire le grand public sur leur stratégie d’investissement. On leur demande régulièrement leur contribution pour la terre et les hommes, ce n’était pas le cas lorsque nous avons créé Citizen Capital il y a près de 10 ans.