Interview de Rémi Tricart (Emmaüs Défi) « Si on peut faire travailler 20 personnes de plus, on le fait car c’est notre mission »

Rémi Tricart dirige Emmaüs Défi, une structure d’insertion destinée aux grands exclus. Créé en 2007 au moment des tentes du canal Saint Martin, l’atelier accueille aujourd’hui 140 salariés dans le bric-à-brac de la rue Riquet. Il nous explique son modèle économique, ses particularités et ses enjeux.

Quel est le modèle économique d’ Emmaüs Défi?

Nos recettes proviennent  pour moitié du financement public car nous sommes un atelier d’insertion conventionné. Ce financement est la contribution de l’Etat pour assurer notre mission de réinsertion. 35% de nos recettes proviennent de la vente de produits dans notre bric à brac et les 15% restants de financements ponctuels privés ou publics sur des projets de développement et des expérimentations.

La moitié de nos dépenses est constituée par la masse salariale de nos salariés en parcours. Les frais de fonctionnement (principalement les salaires des encadrants et accompagnateurs) représentent 35% et nous affectons 15% de nos ressources à des initiatives de développement.

Ce modèle fonctionne aussi parce que le travail des permanents de la structure n’est pas valorisé au même niveau que dans des structures commerciales, à compétence et responsabilité égales. Cela pose un problème à deux niveaux. D’une part il nous est plus difficile de recruter car les écarts de rémunération sont sensibles, surtout que nous cherchons des compétences rares. D’autre part, certains de nos permanents nous quittent car la rémunération est trop faible.

Comment le modèle a-t-il évolué depuis la création de l’atelier en 2007 ?

La part du chiffre d’affaires dans nos ressources ne cesse de diminuer. Lorsque nous vendons plus de produits dans notre bric à brac, c’est une occasion d’embaucher plus de salariés. Si on peut faire travailler 20 personnes de plus sans chiffre d’affaires additionnel, on le fait car c’est notre mission.

Emmaüs Défi est passé en 7 ans de 2 à 140 salariés en parcours et de nouveaux dispositifs ont été créés en plus du chantier, comment avez-vous financé ce développement ?

Emmaüs Défi s’est construit sur l’idée que nous ne pouvons pas financer notre développement par notre production. De façon structurelle, notre activité ne permet pas de dégager de ressources pour investir ou nous développer.

Notre développement est donc financé par des dons en numéraire et en nature. Cependant, certains de nos développements ne peuvent pas être financés de cette façon et nous devons être créatifs pour mobiliser des ressources supplémentaires. Nous explorons plusieurs voies. Par exemple l’arrondi sur salaire. Nous le pratiquons déjà avec certains partenaires : leurs salariés peuvent décider d’allouer chaque mois les centimes de leur fiche de paie à nos actions. Egalement, nous étudions la possibilité d’avoir recours à de la philanthropie individuelle, mais c’est une voie dans laquelle beaucoup d’autres sont déjà engagés et où l’attention est parfois difficile à obtenir.

Vous accueillez des personnes exclues du marché de l’emploi et vous les employez pour réaliser des prestations, comment parvenez-vous à résoudre cette équation difficile ?

Il n’y a pas de réponse unique ou définitive, c’est un équilibre quotidiennement revisité. Notre objectif premier c’est l’accompagnement. Les injonctions opérationnelles sont bien sûr bien présentes mais notre boussole c’est l’accompagnement. Par exemple, le temps salarié dédié à l’accompagnement est passé de 6% à 9%. Le chiffre d’affaires n’est pas l’élément principal de nos résultats financiers. La course au chiffre d’affaires créerait une tension mais nous devons financer notre capacité d’accompagnement et développer notre indépendance.

Vous avez noué de nombreux partenariats avec des entreprises classiques, quels sont les intérêts pour Emmaüs Défi ?

L’entreprise fait partie de l’adn d’Emmaüs Défi depuis sa création. Nous avons noué de nombreuses collaborations fructueuses dans la durée avec nos partenaires. A chaque fois que nous construisons un partenariat, nous cherchons à comprendre les enjeux de notre partenaire et nous construisons une réponse ad hoc.

Globalement, nos partenariats sont construits autour de 4 axes : les passerelles emplois, le mécénat de compétences, les dons de marchandises et du financement. Avec certains partenaires nous construisons des actions sur chacun des 4 axes, c’est le cas par exemple avec les Galeries Lafayette et Carrefour. Ils accueillent nos salariés à la fin de leur parcours pour des postes, ils envoient certains de leurs collaborateurs réaliser des actions de mécénat de compétence, ils nous offrent des produits que nous pouvons ensuite distribuer à nos bénéficiaires par la Banque Solidaire de l’Equipement et ils contribuent financièrement à certains de nos projets. 

Dans d’autres cas le partenariat s’établit sur l’un des 4 axes. Par exemple, notre relation avec l’entreprise Sofradec s’établit principalement la passerelle emploi.

Inversement, que cherchent vos partenaires lorsqu’ils s’engagent à vos côtés ?

Le premier élément est la cause que nous défendons et notre mission : accueillir et proposer un parcours à des personnes exclues. Nos partenaires souhaitent contribuer à cette mission. Ensuite ils choisissent de s’engager à nos côtés pour notre professionnalisme et la qualité des relations que nous développons avec eux, c’est un élément déterminant. Enfin, ces partenariats sont aussi un outil pour eux, soit en externe, soit en interne pour développer leur marque employeur.

Comment percevez-vous l’évolution de la perception de ces collaborations par les entreprises ?

Elles sont de plus en plus nombreuses à chercher à construire des relations avec des organisations comme la nôtre, c’est très favorable. Le revers est que les organisations qui les sollicitent sont également chaque année plus nombreuses, elles innovent. Si bien qu’on est dans une situation parfois paradoxale : nous devons développer et innover en permanence pour susciter leur intérêt. Egalement, comme les cycles sont courts, quand nous créons quelque chose de nouveau, nous avons peu de temps pour les convaincre car chaque jour de nouvelles propositions leur sont faites. Heureusement, nous avons pu construire avec certaines Fondations et Entreprises des relations de confiance qui nous permettent de construire des partenariats dans la durée.

La Mairie de Paris est une des parties prenantes d’Emmaüs Défi, quelles sont les contributions des collectivités locales à un projet comme le votre ?

La relation avec la Mairie de Paris est très importante pour nous. Elle nous a soutenu en mettant à disposition, selon des modalités adaptées, des locaux pour notre bric à brac. C’est une façon utile de nous soutenir et qui rentre pleinement dans les missions de la ville, l’impact social de ce lieu est indiscutable.

La commande publique est l’autre levier simple des collectivités locales pour contribuer à nos actions. Nous confier des marchés est une façon très pertinente de nous soutenir car l’activité nous permet de pérenniser nos actions.

Quand une ville fait appel à une structure comme la notre, les externalités positives pour la ville sont nombreuses et de plus en plus de villes s’engagent dans cette voie.

Emmaüs Défi s’est considérablement développé depuis sa création, quelles sont les prochaines initiatives que vous lancez ?

Emmaüs Défi a commencé comme un chantier d’insertion et nous avons développé des activités complémentaires comme la Banque Solidaire de l’Equipement. Notre projet c’est de développer un ensemble de dispositifs qui apportent une réponse à nos salariés en parcours. Nous avons par exemple créé récemment un atelier bois et un atelier couture et nous allons développer la Banque Solidaire de l’Equipement dans plusieurs villes françaises.

Egalement, nous ouvrons une entreprise d’insertion qui propose un service de logistique, c’est un nouveau modèle pour nous puisque la part de chiffre d’affaires dans les recettes sera de l’ordre de 70%. Comme les salariés que nous accueillons sont très éloignés de l’emploi nous allons devoir trouver des ressources complémentaires car nous devons plus les accompagner et ils sont moins productifs. Nous allons certainement développer des opérations de mécénat de compétences.

Enfin, nous envisageons de créer une communauté sur le modèle des communautés Emmaüs. Là aussi c’est un modèle très différent puisque les communautés sont plus autonomes financièrement.

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Louis-David Benyayer

À propos de Louis-David Benyayer

Entrepreneur / consultant / chercheur / enseignant, Louis-David Benyayer est passionné par l'innovation, la stratégie, les modèles économiques et l'entrepreneuriat.

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