Stéphanie Bacquere et Marie-Noéline Viguié agissent depuis une dizaine d’années dans l’écosystème numérique. Dans leur livre “Makestorming, guide du Corporate Hacking” sorti le 2 juin 2016 dans toutes les bonnes librairies, elles appellent les salariés à hacker leur entreprise pour la transformer. Un appel qui s’accompagne d’outils et méthodes pour généraliser des pratiques plus agiles et collaboratives.
Alors que de nombreux discours sur la transformation numérique l’abordent de façon descendante, organisée, prescrite, Makestorming est une démarche à destination des salariés. Pourquoi choisir de s’adresser à eux ?
Pour dépasser l’anecdote ! On entend beaucoup parler de Chief Happiness Officer, d’entreprise libérée mais ce sont toujours les mêmes cas qui ressortent depuis des années : Zappos, Patagonia, Poult, Favi. Ce sont de belles histoires qu’on aime mais à chaque fois, il a fallu qu’un leader éclairé impulse la démarche.
A l’autre bout du spectre, dans toutes les autres grandes entreprises on constate la même chose : des process qui virent à l’absurde, l’impossibilité pour beaucoup de faire ce qu’ils pensent bon pour des raisons politiques ou d’organisation en silo, l’impossibilité d’accéder à des outils de travail pertinents sous couvert de sécurité, la difficulté a travailler avec certains prestataires car non référencés, etc, etc….
Nous avons développé le Makestorming pour “démocratiser” la transformation numérique, la rendre possible et accessibles à tous. Nous parlons de “corporate hacking” parce que la transformation numérique c’est le travail en réseau, la compétence qui prime sur la hiérarchie, le droit de penser et d’agir qui est distribué et non réservé à la direction.
C’est un antagonisme de prôner la transformation numérique et de dire qu’elle doit être impulsée, managée, par le haut en mode descendant.
C’est un antagonisme de prôner la transformation numérique et de dire qu’elle doit être impulsée, managée, par le haut en mode descendant. Ca met encore tout le monde dans une posture d’attente, de passivité, alors que l’action et le changement sont dans les mains de tous. Il faut arrêter d’attendre “papa”.
Vous considérez que seuls les salariés sont en situation de réaliser la transformation culturelle induite par le numérique ?
Nous pensons que cette transformation culturelle est l’affaire de tous. Les salariés doivent commencer à la réaliser même si elle n’a pas été impulsée. Dans les start-ups ou les communautés, personne ne décrète “ Travaillons en mode numérique”, on ne parle pas de transformation numérique, on la vit. C’est ce que nous souhaitons rendre possible : réaliser la transformation numérique au quotidien, dans ses pratiques et ses projets.
Pour se transformer il faut commencer par travailler différemment sur un projet, puis sur un autre et cette nouvelle culture se transmet de façon virale. Pour que la transformation passe des mots aux actes, de l’incantation à l’incarnation, il faut travailler différemment sur les projets quotidiens, pas seulement sur les projets qui sont estampillés “transformation numérique”.
Il n’y a aucune place pour les dirigeants et l’organisation dans ces démarches ?
Le rôle des dirigeants est de laisser faire et d’encourager tous ceux qui prennent les choses en main. Encourager le droit à l’expérimentation, encourager le collectif dans la bienveillance, encourager les collaborateurs à déborder du cadre dont ils ont l’habitude.
Les collaborateurs sont les muscles et les dirigeants doivent faire en sorte que l’organisation soit une ossature assez souple pour les laisser grandir. Aujourd’hui, leur rôle n’est plus de trouver ce qu’il faudrait faire mais plutôt de créer le cadre pour que la solution émerge. Pas sous forme d’idée plus ou moins floue mais sous forme de projet concret.
Les dirigeants doivent inviter leurs collaborateurs à hacker leur boite, rouvrir le dialogue et faire preuve d’humilité. Le vrai leadership, ça n’est pas le contrôle, c’est permettre à chacun d’offrir ce qu’il a de meilleur à offrir. Nous commençons à travailler sur un programme ‘Licence to Hack’ grâce auquel les dirigeants pourront inviter les collaborateurs à remonter tout ce qu’il faudrait changer dans l’entreprise pour mieux travailler puis prototyper et expérimenter leurs propositions.
Parmi les éléments constitutifs de la culture numérique vous mentionnez régulièrement l’ouverture, de quoi s’agit-il exactement ? Pourquoi le numérique induit-il une approche ouverte ? D’autant plus qu’on a l’habitude d’approche fermées dans les technologies ?
Le numérique a permis le développement de l’open source et cette démarche ouverte a construit les pratiques numériques. L’open source c’est pouvoir copier, modifier ou redistribuer un programme, pouvoir copier, modifier, améliorer les projets des autres, d’avoir accès à toutes les informations nécessaires à chacun ou à chaque projet. Nous sommes surprises de constater que l’ouverture est présentée comme une révolution, un nouveau modèle alors qu’elle devrait être la base du fonctionnement au sein d’une entreprise : faire collaborer efficacement des individus au sein d’une communauté en fluidifiant les échanges d’informations.
S’ouvrir en interne c’est déjà partager sa connaissance avec ses collègues pour les besoins de l’entreprise. Nous constatons chaque jour à quel point les entreprises ont des difficultés à réaliser ce partage de connaissance. Ca n’est pas simple car les carrières, les objectifs, les primes, sont souvent individuels et non collectifs. Mais sans coopération, point de salut.
Tant que les entreprises ne seront pas ouvertes en interne, ne se considéreront pas en interne comme une communauté, tous les discours d’ouverture en externe resteront incantatoires.
Un exemple?
Nous avons travaillé pour une grande entreprise Française, on devait accompagner une équipe sur la conception de services innovants et ils avaient besoin de récupérer les profils marketing des clients de l’entreprise. Et bien impossible ! Ces informations n’ont pas pu être récupérées car elles étaient la propriété d’un autre service !
L’autre élément sur lequel vous revenez régulièrement concerne la démarche expérimentale, fail and learn. Or les organisations sont pilotées par des indicateurs qui limitent cette capacité expérimentale : ROI et VAN. Comment parvenir à obtenir le droit d’expérimenter ?
C’est vrai que la ROI et la VAN bloquent l’expérimentation. Comment prouver à l’avance qu’une expérimentation va réussir alors que le but d’une expérimentation n’est pas de réussir mais d’apprendre ?
Une façon d’obtenir le droit d’expérimenter est d’y aller progressivement. L’expérimentation ne passe pas forcément par des grands projets très en rupture : améliorer l’expérience utilisateur ici, tester un nouveau modèle ailleurs. La stratégie des petits pas sur des projets est la plus pertinente. Le coût et la prise de risque sont réduits. Si l’expérimentation est trop coûteuse et l’incertitude trop forte, c’est que ça n’est pas la bonne expérimentation.
Également, soyons claires, la démarche expérimentale a ses propres indicateurs. Une façon de conquérir le droit d’expérimenter est de construire et partager les indicateurs sur lesquels l’expérimentation va être évaluée. Aujourd’hui on peut faire des protocoles solides de test et avoir des retours quantifiés sur presque tout. Donc l’expérimentation ce n’est pas augmenter le risque ou avancer sans mesurer, c’est réduire le risque en testant successivement des options différentes dont on évalue la pertinence.
Et puis on peut aussi se pencher sur un nouveau mode de calcul des ROI, qui intègrent d’autres facteurs et externalités moins court-termistes comme la fierté et le sens que les collaborateurs trouvent dans leur travail.
Avez-vous constaté des cas où cette démarche n’est pas accessible ou pas pertinente ?
Le Makestorming et le Corporate Hacking fonctionnent dans presque tous les domaines. Nous travaillons dans les transports, les cosmétiques, la banque, l’assurance, l’énergie ou avec des ministères!
Le seul moment où ça ne marche pas c’est quand des gens dont on a besoin pour prendre une décision refusent de descendre dans l’arène et de se mêler au corps de l’entreprise : quand des dirigeants refusent de rencontrer et d’acter devant leurs équipes ou quand des élus envoient des comités d’experts mais ne leur donnent pas la possibilité de prendre une décision.
C’est bien la dimension politique qui pose le plus de problème. Quand on pense plus à son positionnement et sa stratégie personnelle qu’à l’intérêt collectif.
Mais c’est beaucoup plus rare qu’on ne le pense.