Nicolas Cordier est Social Business Intrapreneur chez Leroy Merlin. Il anime depuis plusieurs années la dynamique Social Business dans le groupe. A travers quelques illustrations, il nous explique pourquoi le groupe s’est engagé dans cette direction, les intérêts et difficultés de cette démarche.
Cet article est publié dans le cadre de la recherche social impact business model.
Vous êtes aujourd’hui responsable des initiatives de Business à impact social au sein du groupe pour améliorer l’habitat des personnes défavorisées, comment cette initiative a-t-elle germée ?
C’est le fruit d’une désobéissance qui j’espère réussira, le souhait de pouvoir réconcilier l’économique et le social au cœur du métier de l’entreprise. La représentation dominante de ce qu’est le « social » a longtemps été liée à un engagement personnel et bénévole, qu’il s’agisse de donner de son temps ou de son argent. Dans le cadre de l’entreprise, le social est principalement synonyme de coûts. Or, sortir le carnet de chèques limite par essence l’enveloppe disponible pour le développement de projets. L’émergence du Social Business fait apparaître d’autres modèles qui combinent impact social et logique économique pérenne. Dans les années 90, j’ai personnellement contribué au développement d’un projet de micro finance dans les bidonvilles de Santiago du Chili. Le Banco CONTIGO incarnait très concrètement une réconciliation naturelle entre l’économique et le social. A mon retour en France il y a une quinzaine d’années, j’ai intégré Leroy Merlin où j’ai exercé plusieurs métiers : à la direction marketing, en magasin puis en centrale d’achats. En 2011, une démarche d’innovation et de voyages apprenants pour inventer l’entreprise de demain m’a ouvert un espace de présentation d’une démarche combinant également impact social et équilibre économique.
Le Social Business apparaissait comme une manière d’engager les collaborateurs autour de la « mission haute » de l’entreprise, au service d’un « mieux habiter » pour tous. Au cœur de la logique compétitive de l’entreprise et en collaboration systématique avec des acteurs de terrain.
Pouvez-vous nous présenter les initiatives récentes du groupe dans ce domaine ?
Nous travaillons avec la Banque Solidaire de l’Equipement d’Emmaüs Défi et avec l’Agence du Don en Nature pour favoriser l’équipement solidaire de logements sur la base de nos surstocks. Comme tous les distributeurs, nous avons des invendus et depuis 3 ans, 100% de nos surstocks entrepôt sont redirigés vers des associations de lutte contre l’exclusion et le mal-logement. Cela nous a permis d’équiper 125 000 logements en France. L’avantage fiscal perçu pour ces dons en nature permet de compenser économiquement la liquidation plus traditionnelle au travers de soldeurs. Enfin, cela suscite un fort engagement de nos collaborateurs qui sont fiers de contribuer par leur action à quelque chose d’utile, qui fait sens.
Comment cette l’histoire a-t-elle démarré ?
Le point de départ de cette démarche n’était pas le traitement de nos surstocks mais la prise de conscience d’une problématique récurrente rapportée par les bailleurs sociaux.
Après six ans d’attente en moyenne avant d’obtenir un logement social, ce moment tant attendu se transforme souvent en cauchemar. En effet, la plupart de ces ménages arrivent avec quelques sacs d’habits pour tout bagage, dans un logement propre mais vide, qui reste entièrement à équiper… C’est ainsi que de nombreuses personnes demandent à revenir dans leur logement d’urgence dans les premières semaines après leur arrivée dans leur logement social. Face à cette situation paradoxale, nous avons cherché, et trouvé !, des partenaires associatifs avec qui contribuer à résoudre ce problème.
C’est ainsi notre engagement dans l’écosystème non conventionnel par rapport à nos partenaires habituels qui nous a fait basculer dans un nouveau mode de fonctionnement, qui est satisfaisant pour toutes les parties.
Le point de départ est donc la résolution d’une problématique sociale et vous construisez ensuite une solution viable, avez-vous d’autres exemples ?
Contrairement à ce que l’on pourrait généralement penser, les personnes à faibles revenus n’ont pas d’abord et avant tout un problème économique. Même si nous donnions accès gratuitement à nos produits, les ménages en situation de précarité ne se bousculeraient pas aux portes de nos magasins.
Quel est le problème alors ?
Même quand on a envie de faire des petits travaux chez soi, il faut avoir l’idée de ce qu’il est possible de faire et avoir le savoir-faire bricolage. Ensuite, il faut également disposer des outils pour faire. Le frein le plus important est souvent la confiance en soi : quand on cumule les situations où le résultat à l’arrivée est pire qu’avant d’entreprendre quelque chose, il faut un accompagnement pour oser passer à l’acte et ne pas rencontrer une nouvelle situation d’échec. C’est pour cela que lorsque des bailleurs offrent des rouleaux de papier peint aux locataires qui intègrent un logement social, ils les retrouvent bien souvent dans leur emballage d’origine au moment de la sortie : ce n’est pas le seul accès au produit qui pose problème.
Quelles initiatives avez-vous menées dans ce domaine ?
Nous collaborons notamment avec l’association Les Compagnons Bâtisseurs qui intervient dans une dizaine de régions pour des chantiers d’Auto Réhabilitation Accompagnée. A l’échelle d’un quartier, ils animent des cours de bricolage, prêtent des outils et accompagnent la réalisation de chantiers avec les habitants. Nous faisons part de notre expérience dans la transmission de savoir-faire bricolage, dans la constitution d’outilthèques ou la récupération de matériaux pour l’animation des cours ou des chantiers. Certains conseillers de vente animent des cours de bricolage dans des quartiers. Nous partageons également la valeur sur des achats de produits dans nos magasins.
A Toulouse par exemple, nous avons développé un Atelier Solidaire dans le quartier d’Empalot, en partenariat avec la mairie, EDF, le bailleur social, la CAF. Porté par les habitants du quartier, cet Atelier Solidaire est animé par Les Compagnons Bâtisseurs. Il permet une meilleure maîtrise des consommations d’énergie et la réalisation de petits travaux d’aménagement et d’embellissement. Plus de 500 habitants du quartier ont participé l’an dernier aux animations proposées et des chantiers se réalisent. La dynamique d’échanges et de solidarité entre les habitants y est remarquable !
Vous avez d’autres exemples ?
En Picardie, nous collaborons avec Réseau Eco Habitat autour de la rénovation énergétique de logements. Cette association est née du triple constat que des « passoires thermiques » mettent des habitants dans des situations de grand inconfort ou de factures d’énergie impayées. Par ailleurs, des financements pour une isolation complète de leur logement existent sans être activés. Enfin des artisans du bâtiment sont en recherche de chantier sur le territoire. Grâce à ses bénévoles qui ont une relation de confiance avec les propriétaires occupants en situation de grande précarité, Réseau Eco Habitat joue le rôle « d’assemblier solidaire » qui facilite le montage du financement multi-partenaires, notamment avec l’ANAH et les collectivités territoriales, et le lien avec les artisans. Cette coordination permet une solution saine et durable. Nous accompagnons ces chantiers avec notre expertise dans le choix produit, des liens avec nos artisans partenaires et le partage de la valeur créée par la fourniture de produits, contribuant ainsi au financement de cet intermédiaire solidaire.
Dans l’innovation sociale, le point crucial est en effet toujours de construire un modèle économique pérenne avec les acteurs associatifs.
Comment parvenez-vous à convaincre les directeurs de magasins de s’engager dans ce type de démarche ?
La motivation intrinsèque des équipes de direction de nos magasins est avant tout centrée sur l’envie d’être utile aux autres, au monde. Un « mieux habiter » accessible à tous, permettre l’accès à un habitat digne, s’intégrer dans l’environnement local fait partie de notre culture et de notre vision d’entreprise. L’enjeu majeur pour concrétiser cette aspiration est de proposer des modalités d’action facilitantes qui ne se fassent pas au détriment de la création de valeur du magasin. Si ce type d’actions n’est pas une « usine à gaz » administrative, si tout ne repose pas sur les équipes Leroy Merlin mais que nous nous situons comme partenaire avec d’autres structures et si un modèle économique est trouvé pour assurer un engagement sans réserve, nos équipes magasins s’engagent avec enthousiasme dans ce type de démarche.
Une fois qu’ils ont commencé, les directeurs de magasins sont encore plus favorables à ces initiatives car ils en perçoivent d’autres bénéfices. Le premier concerne l’engagement des collaborateurs, avec ces projets, ils remettent du sens dans leur mission dans l’entreprise. Le deuxième est qu’ils entrent en relation avec un autre écosystème et découvrent une autre manière d’exercer leur métier, un enjeu crucial pour réinventer nos manières d’être commerçants. Enfin, avec ces initiatives, nous contribuons au développement local. Ce qui est bénéfique en termes d’image et d’insertion avec nos parties-prenantes du territoire.
J’imagine que vous avez besoin, pour que ces démarches existent ou se développent, d’un soutien des dirigeants du groupe. Les enjeux sont-ils de même nature ? Sont-ils également culturels comme vous l’avez expliqué ?
Nos dirigeants sont conscients que nous sommes dans un monde en pleine mutation et que le rôle des entreprises dans la société est en train de changer. La question « comment pouvons-nous contribuer à ces changements de la société ? » se pose.
Il est vrai que les modèles d’innovation sociale qui combinent des réponses à des besoins sociaux mal satisfaits et une démarche entrepreneuriale sont encore peu connus et étudiés. Il faut démontrer par l’exemple que c’est possible et souhaitable. Les exemples d’autres entreprises qui expérimentent aussi des approches Social Business favorisent la prise de conscience que de « nouveaux possibles » sont permis. Les lignes commencent à bouger.
Egalement, nos dirigeants sont poussés par les collaborateurs. Lors de notre dernier processus de vision partagée, le thème de l’impact de l’entreprise sur la société est ressorti très fortement, quel impact positif générons-nous dans l’écosystème ? Suite à cela, le groupe a pris l’engagement d’accompagner des chantiers de rénovation énergétique pour des ménages en grande précarité. Nous rentrons actuellement dans cette phase d’institutionnalisation où ces initiatives font partie de notre modèle.
Les Business à impact social accélèrent la réinvention de nos modèles. La confrontation avec des habitants qui ne sont pas nos clients est un moyen de changer de regard sur nos métiers. Egalement, ces initiatives apportent beaucoup de joie.
C’est un mot que l’on utilise peu dans le monde de l’entreprise alors qu’il est un levier considérable, notamment dans des phases de mutation, de transition parce que le poids de la transformation pour les équipes est très important.
Mener des initiatives qui contribuent à réduire le mal logement est à la fois une façon de renouveler nos modèles et de réactiver la joie et l’enthousiasme de nos collaborateurs.