De nouvelles entreprises pour mieux répartir la valeur des communs

Michel Bauwens est un théoricien du Pair à pair, auteur et conférencier sur des sujets technologiques et culturels innovants. Il nous donne son point de vue sur les modèles économiques ouverts et les façons de les favoriser.

Quels sont les exemples les plus marquants d’initiatives libres ?

Il y a deux secteurs sur lesquels on a des expériences significatives : le logiciel et l’open manufacturing avec Arduino.

Dans le cas du logiciel libre, Linux et Ubuntu sont de bons exemples qui posent bien les questions de l’économie de la contribution. Les trois quarts des individus qui travaillent sur le noyau de Linux sont salariés par ailleurs. Dans ces systèmes, on construit du commun avec des bénévoles, quelques salariés et la contribution d’entreprises. On constate que peu de contributeurs volontaires vivent de leurs seules contributions.

On retrouve la même situation dans l’écosystème Arduino avec une différence concernant les institutions du commun. En effet, dans le logiciel libre, il y a des institutions du commun : Ce sont des associations à but non lucratif qui protègent les infrastructures, la viabilité et les conditions de production et de diffusion du commun. Ce sont les fondations Linux, Wikimedia, Bitcoin par exemple. Dans l’open hardware, la dépendance aux entreprises est plus grande. Cela est probablement dû à la dimension matérielle du produit qui en renchérit énormément le coût de fabrication, et les institutions du commun moins nombreuses, voire absentes.

Dans ces exemples, comment les contributeurs trouvent-ils une rémunération ?

Justement, c’est bien là le problème, ils ne la trouvent pas directement par leur implication dans la production de biens communs. Les individus doivent aller dans l’économie marchande pour pouvoir subvenir à leurs besoins.

On a besoin de structures intermédiaires entre les fondations et les entreprises marchandes pour résoudre cette question. Pour l’instant, ces structures intermédiaires n’existent pas encore. On pourrait imaginer des organisations coopératives qui seraient liées aux structures qui prennent en charge la construction du commun.

C’est aujourd’hui ma priorité que de trouver et préciser ce que ce type d’entité pourrait être.

Le problème de fond est la tension entre le besoin de rareté de l’économie de marché et l’abondance créée par le numérique. Les entreprises fondent une partie de leur économie sur la rareté, ce qui est contradictoire avec la logique des biens communs.

Certaines initiatives tentent de dépasser cette opposition, comme GCoop en Argentine et OS Alliance en Autriche.

Wikispeed est un autre exemple intéressant : ils refusent le financement par le capital risque pour garder le contrôle de leur travail et leur indépendance. Les méthodes d’extreme manufacturing qu’ils ont développées (et qui sont proches des méthodes agiles issues du logiciel) sont également particulièrement intéressantes.

Toujours dans l’open manufacturing, Open Tech Forever est une coopérative qui développe des machines agricoles ouvertes. Enfin, Protei avec le projet open H2O est un exemple d’un projet à la dimension scientifique très forte avec une licence ouverte tout en cherchant un modèle économique pérenne.

Quand on conçoit un produit pour le marché, on est dans la logique de rareté, donc dans celle de l’obsolescence programmée. En revanche, si c’est une communauté qui conçoit le produit, on va vers la durabilité naturellement.

Si le marché n’est pas adapté à la construction du bien commun et si les individus ne peuvent subvenir à leur besoin en s’impliquant dans le bien commun, quelle est la solution ?

On peut se dire que les technologies qu’on estime être déterminantes pour l’avenir, par exemples celles liées aux nouvelles énergies ne doivent pas être privatisées. Elles doivent être un bien commun (éventuellement protégé par l’état).

L’histoire récente nous a montré, dans le cas spécifique de l’énergie, que les entreprises privées dans l’écosystème du pétrole avaient mis en place des stratégies pour retarder l’arrivée sur le marché de ces nouvelles technologies et ce paradoxalement, grâce aux brevets. (voir le documentaire: « Who killed the electric car »)

Loin de permettre à ces innovations de se diffuser, les brevets ont contribué indirectement à en restreindre le rythme de diffusion quand les entreprises issues du pétrole ont racheté les portefeuilles de brevets et les entreprises qui les détenaient dans le but que ces technologies ne se diffusent pas.

Dans la santé, les deux exemples de la Polio et du Sida, nous apportent une démonstration similaire : quand les technologies sont protégées, elles se diffusent beaucoup moins vite que quand elles sont mises à disposition et ouvertes.

Quels sont les modèles économiques qui fonctionnent ?

Comme on ne monétise pas le commun, qu’il s’agisse d’un logiciel ou d’une conception de produit, ce sont les services périphériques qu’on monétise. Cette voie servicielle est celle qui rencontre le plus de succès. Mais elle pose un problème qui est celui du financement de l’investissement.

En effet, notre économie vit de la rente, or la production de commun ne capture pas de rente, il n’intéresse donc pas la majorité des investisseurs.

Des initiatives d’investisseurs du bien commun commencent à apparaître comme le Open Venture Movement (Hub Launchpad, London) ou Ability Capital (Melbourne, Australie) qui vont financer des projets ouverts. Ces investisseurs acceptent de gagner moins en valeur économique pour créer plus de valeur sociale. Ce sont des investisseurs qui ont une vision étendue du capital, pas seulement économique, mais aussi social et culturel.

En Equateur, le gouvernement s’est déclaré prêt à faire une transition vers une société de connaissance ouverte basée sur les communs et réaliser des investissement dans les projets ouverts est une façon d’enclencher cette transition. C’est d’ailleurs dans ce cadre que je suis présent en ce moment dans ce pays : je travaille là bas en tant que Directeur de Recherche.

Quels sont les leviers à mobiliser pour favoriser les modèles ouverts ?

Il y a plusieurs conditions ou leviers pour favoriser la production de biens communs. D’abord, il faut favoriser les pratiques de production de communs, l’open access et l’open science sont des pratiques qui vont en ce sens.

Nous avons aussi besoin d’une législation qui soutienne la production ouverte.

Il y a aussi des conditions matérielles importantes, comme par exemple l’accès universel à du haut débit et la création de réseaux de petites usines liées aux communautés d’open design.

Des conditions immatérielles sont également requises, par exemple nous avons besoin d’un système de qualification de la connaissance ouverte (notamment pour les doctorats) et de systèmes de validation et de légitimation de la connaissance produite.

Enfin, de nouvelles méthodes de gestion comme l’open value accounting nous permettraient d’identifier, de valoriser et de récompenser les contributions. Cette question de la valorisation de la contribution n’est pas simple. On sait maintenant que si on fait un lien trop direct entre la contribution et sa rémunération, on influence les comportements des contributeurs qui vont commencer a produire avec une logique marchande à la place d’une logique du commun. Sensorica travaille à un système de rétribution financière de la contribution qui dissocie les revenus et les contributions : chaque contribution est évaluée par les pairs, ce qui détermine un score individuel et ensuite l’argent éventuellement collecté est distribué suivant ce score. Dans ce système, les contributions ne sont pas a priori des marchandises.

Plus fondamentalement nous avons besoin de redéfinir la façon dont nous construisons et répartissons la valeur. On sait qu’on est capable d’augmenter de façon exponentielle la valeur d’usage, on sait que dans le même temps la valeur économique croît, elle, uniquement de façon linéaire, c’est un problème. Facebook illustre parfaitement, ce phénomène.

Le problème est celui de la capture de la valeur économique. La plateforme capture la totalité de la valeur économique, rien ne revient aux individus qui construisent cette valeur.

On arrive à un paradoxe : les système pair à pair témoignent d’une productivité bien plus importante que les système marchands ou hiérarchiques et ce gain de productivité est capturé par un petit nombre d’acteurs qui se sont arrogés une position centrale. Dans les modèles que nous essayons de pousser, il faudrait que ceux qui contribuent au commun soit ceux qui captent la valeur au bout du compte. Nous voulons créer un modèle économique qui restaure le lien entre la création de la valeur et la captation de la valeur.

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À propos de Michel Bauwens

Michel Bauwens, né le 21 mars 1958, est un théoricien belge du Pair à pair, auteur et conférencier sur des sujets technologiques et culturels innovants.

Louis-David Benyayer

À propos de Louis-David Benyayer

Entrepreneur / consultant / chercheur / enseignant, Louis-David Benyayer est passionné par l'innovation, la stratégie, les modèles économiques et l'entrepreneuriat.

Karine Durand-Garçon

À propos de Karine Durand-Garçon

Open Minded, curious & innovative Senior IT Manager.

2 thoughts on “De nouvelles entreprises pour mieux répartir la valeur des communs

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