Interview de Nicolas Colin : « La révolution numérique est terminée, passons à l’action»

Nicolas Colin a écrit en 2012 avec Henri Verdier « L’Age de la multitude » qui propose une analyse des évolutions induites par la révolution numérique. Il a réalisé avec Pierre Collin début 2013 un rapport sur la fiscalité numérique. Enfin, il est co-fondateur et partner de The Familly, un accélérateur d’un nouveau genre destiné aux entreprises du numérique en forte croissance. Inspecteur des finances et entrepreneur, observateur avisé des questions de politiques publiques liées au numérique, il nous livre sa vision des leviers à mobiliser pour agir dans cette nouvelle donne.

Avec l’âge de la multitude et le rapport sur la fiscalité du numérique, vous avez établi un constat sur les évolutions induites par le numérique et la place des acteurs digitaux et historiques. Une fois le constat posé, que doit-on changer pour prendre en compte ces évolutions ?

On est en train de vivre avec le numérique une vague d’innovation considérable sans que la valeur produite se diffuse au sein de la société. Le numérique permet des situations d’extrême concentration et captation de cette valeur par les entreprises qui ont su faire alliance avec la multitude.

On est dans une situation étonnante : les dividendes de l’innovation sont concentrés par les grands acteurs digitaux et ils échappent au pouvoir politique.

Ce problème est majeur car c’est le pouvoir politique qui assure la redistribution de la valeur entre des industries mourantes et des industries naissantes. Par sa politique d’investissement et de subventionnement il a la capacité de soutenir des nouveaux secteurs et d’assurer les créations d’emplois nécessaires pour combler les destructions. L’investissement et le subventionnement nécessitent des ressources qui précédemment étaient alimentées par une capture d’une partie des dividendes de l’innovation par l’impôt. Or, on constate aujourd’hui que le pouvoir politique est incapable de prendre sa part des dividendes de l’innovation du numérique.

« Dans ce contexte, il est stratégique de s’assurer qu’une partie des champions de demain seront français, c’est la seule façon pour le pouvoir politique de capter une partie de la valeur produite par l’innovation numérique. La politique industrielle doit avoir pour objectif de faire émerger et de porter au leadership mondial ces champions globaux. »

Malheureusement, on constate que les actions des pouvoirs publics se concentrent pour tenter de reprendre des positions définitivement perdues sur la presse, la musique, la publicité ou la vente à distance. La messe est dite sur ces secteurs, ces marchés ont été transformés en profondeur et rapidement car ils sont proches des utilisateurs.

Les géants du numérique se sont échauffés sur ces secteurs et les batailles commencent à présent sur d’autres : l’automobile, l’assurance, l’énergie, les matériaux de construction.

« Après l’échauffement, le marathon de la révolution numérique commence. »

Des entreprises françaises sont les leaders globaux dans ces industries. Les pouvoirs publics doivent agir dans deux directions. D’une part inciter ces leaders français à devenir les champions globaux des nouveaux marchés numériques. D’autre part stimuler et accompagner le développement de nouveaux acteurs dont certains peuvent devenir des géants demain.

Pour y parvenir, il n’y a qu’une politique possible : faire de l’innovation la politique publique de référence et inclure l’innovation dans chaque décision de l’action publique. C’est inquiétant de constater que les leviers sont principalement actionnés de façon défavorable à l’innovation (VTC, Amazon par exemple).

Aujourd’hui on interdit l’innovation ou bien on attache un boulet aux pieds des innovateurs…Et pendant ce temps, on ne fait pas émerger des champions globaux en France.

Le fait est que ces actions n’empêchent pas du tout l’innovation car, en fait, elle se développe ailleurs. Quand le marché français sera mûr, les géants du numérique n’auront qu’à se baisser pour le saisir et cela se fera sous la pression de la multitude.

On invoque souvent la question du financement comme frein majeur au développement de nouveaux acteurs ou à l’adaptation des acteurs existants. Dans ce contexte où les pouvoirs publics ne parviennent pas à collecter leur part des dividendes de l’innovation, quelles sont les stratégies possibles ?

« Dans le milieu des années 1980 on a déplacé le centre de gravité du financement des banques vers la finance de marché, nous devons réaliser un déplacement similaire, cette fois vers le capital-risque. »

Le capital-risque est le seul mode de financement qui convienne à l’innovation. L’innovation c’est du gaspillage, on n’innove pas en cherchant l’efficience.

Bien sûr le financement par le capital-risque contribue à créer des bulles, comme ce fut le cas à la fin des années 1990 avec internet. Mais les bulles ne sont pas sans efficacité, elles permettent à de nouveaux acteurs d’établir une position dominante : voyez Amazon, voyez Google, ces entreprises sont de purs produits de la bulle «Internet» de la fin des années 1990.

« Développer le capital-risque présenterait un autre intérêt : assurer une représentation des acteurs de l’innovation auprès des pouvoirs publics qui, contrairement aux acteurs historiques, ne disposent pas de lobby. »

C’est normal, quand ils émergent ils sont peu représentatifs et ceux qui pourraient les représenter, les entrepreneurs, n’ont pas de temps à accorder à circuler dans les instances et les groupes de réflexion. Les acteurs du capital-risque peuvent devenir ces acteurs de représentation de l’innovation auprès des pouvoirs publics.

Il y a une autre voie, complémentaire, qui est propre à la France.

Nous disposons d’un levier considérable avec les dépenses publiques, notamment celles liées à la protection sociale (la santé, le chômage et la retraite). Nous pourrions réformer le mode d’utilisation de ces ressources afin qu’elles constituent un soutien à l’innovation.

C’est déjà fait dans un domaine mais sans que cela soit assumé par les pouvoirs publics : Pôle Emploi est un financeur formidable de la création d’entreprise. La création d’entreprise est dynamique parce que les créateurs disposent d’un revenu, celui de l’assurance chômage pendant les premiers mois de leur activité.

Dans la santé, l’innovation est largement dépendante de l’assurance maladie. On constate malheureusement que ce levier est utilisé exclusivement pour subventionner les vieilles solutions. Utiliser les ressources de l’assurance maladie pour accompagner la mutation des acteurs de la santé est un levier dont nous seuls disposons, les Etats-Unis en particulier sont dans une situation diamétralement opposée. Assumons notre centralisation et notre dirigisme pour en faire un levier plutôt que de nourrir des débats sur le niveau de pression des dépenses sociales.

Vous défendez une vision où l’entreprise a une place déterminante : un financement de l’innovation par le capital-risque, l’utilisation des ressources publiques pour stimuler les entreprises innovantes, … Dans quelle mesure les buts poursuivis par l’entreprise sont-ils toujours compatibles avec les besoins des citoyens ?

« Il faut faire la différence entre les entreprises qui sont au service de la multitude et celles qui sont prédatrices. Celles qui sont au service de la multitude ont des intérêts et un agenda alignés avec ceux de la société. »

Regardons les revendications des acteurs de la multitude aux Etats-Unis : plus d’immigration pour disposer des talents nécessaires, plus d’assurance sociale pour fluidifier le marché de l’emploi et diminuer les risques individuels et moins de rentes pétrolières et bancaires pour favoriser l’émergence de nouveaux acteurs.

D’autre part de nombreux travaux en économie ont mis en évidence la relation entre l’innovation et la réduction des inégalités. Plus une société innove, plus les inégalités se réduisent.

Il y a bien sûr des angles morts, des situations où les intérêts entre l’entreprise et la société peuvent diverger. Toutefois ces situations ne sont pas soutenables dans le temps et, à l’âge de la multitude, les individus se défient et se détournent des entreprises qui ne défendent pas leurs intérêts.

On voit se développer des entreprises qui s’appuient sur des modèles économiques ouverts et collaboratifs, quel regard portez-vous sur ces initiatives qui prennent un place de plus en plus importante ?

On peut les voir comme une variante d’autres modèles que nous décrivons dans l’Age de la multitude où les individus sont mis à contribution pour la production du service.

Ces modèles procèdent d’une logique similaire : faire alliance avec la multitude. La différence est que dans leur cas, la contribution est explicite et volontaire (ce qui n’est pas toujours le cas avec les plateformes comme Amazon). Il y a pour certains aussi une différence dans la rétribution de la contribution : elle est soit symbolique, soit transactionnelle.

Cela ne signifie pas qu’il y a une forme ou une modalité de contribution qui soit plus pertinente ou adaptée qu’une autre.

« Cela signifie que la contribution joue un rôle déterminant et prend une place considérable dans les modèles économiques, quelle que soit la nature de leur but quelle que soit la nature de la contribution et celle de la rétribution. »

La diversité des modèles permet de mobiliser la multitude à beaucoup plus grande échelle. C’est le rôle des plateformes que de permettre à différents modèles de coexister et à chacun de contribuer suivant ses aspirations individuelles : par une activité centrée sur soi-même ou par une activité tournée vers les autres. Il faut de tout pour faire un monde.

 

[Mise à jour] mise en forme – 06/11/2013

Photo d’illustration : Le chapeau-radio (USA 1931) © Istockphotos.

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Nicolas Colin

À propos de Nicolas Colin

Nicolas Colin a écrit en 2012 avec Henri Verdier L’Age de la multitude qui propose une analyse des évolutions induites par la révolution numérique. Il a réalisé avec Pierre Collin début 2013 un rapport sur la fiscalité numérique. Enfin, il est co-fondateur et partner de The Familly, un accélérateur d’un nouveau genre destiné aux entreprises du numérique en forte croissance. Inspecteur des finances et entrepreneur, observateur avisé des questions de politiques publiques liées au numérique

Karine Durand-Garçon

À propos de Karine Durand-Garçon

Open Minded, curious & innovative Senior IT Manager.

Louis-David Benyayer

À propos de Louis-David Benyayer

Entrepreneur / consultant / chercheur / enseignant, Louis-David Benyayer est passionné par l'innovation, la stratégie, les modèles économiques et l'entrepreneuriat.

3 thoughts on “Interview de Nicolas Colin : « La révolution numérique est terminée, passons à l’action»

  1. AvatarCHEVALIER

    Interview très intéressante avec laquelle je partage l’essentiel des commentaires… Mais, ce qui me gêne toujours avec les analyses et propositions du monde numérique, c’est qu’il n’y est jamais fait allusion aux passerelles, pourtant indispensables, avec le monde de l’industrie du « réel ». En clair l’industrie « industrieuse » qui fournit le support au digital (micro-processeur et autres tuyaux… jusqu’à l’industrie conventionnelle utilisatrice détournée des usages du digital) est un un facteur clé à prendre en compte dans l’analyse. Sinon on juxtapose des univers en considérant que l’un dirige l’autre… et on refait l’ancien monde!

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