Interview de Maurile Larivière, designer, co-fondateur et CEO de la Sustainable Design School. Maurille est aussi professeur à Polytechnique, aux Ponts et Chaussées, aux Mines de Paris, à l’ESSEC et Sciences Po.
Quels liens entre design et innovation ?
Avec sa façon de penser, de raisonner et de s’exprimer toute particulière, le design est une composante essentielle des démarches d’innovation. Il est l’un des acteurs du « triangle » de compétences que l’on retrouve assez systématiquement dans les entreprises qui innovent : le design, l’ingénierie et le marketing. Certaines configurations voient s’ajouter à ces compétences celle de la sociologie (sociologie des usages notamment), de la sémiologie et de l’ergonomie, avec une constante : l’écoute attentive de l’utilisateur. Il est essentiel d’articuler les points de vue complémentaires de ces expertises très en amont dans la conception de produits et services.
En France, même si l’idée fait son chemin dans les entreprises, le design reste encore cantonné à l’aval de la démarche. Relayé par le grand public, le mot « design » est alors utilisé comme adjectif, il qualifie les objets : « un beau canapé design ». Il signe une certaine modernité de l’esthétique, un côté « branché ». Le mot sous-entend que c’est un pro de la forme qui l’a dessiné : le designer ; entendu ici comme un simple dessinateur d’objet, un artiste. Le design est ainsi souvent réduit à l’aspect extérieur, à l’esthétique de l’habillage, au style. Et non à une démarche globale de réflexion interrogeant l‘identité du bien même.
En France, le mouvement des Arts décoratifs a sans doute forgé cette culture de l’apparence (et les émissions télévisées de décoration d’appartement entretiennent cette perception du design). Mais parallèlement au mouvement des Arts déco, un glissement s’est opéré quant à cette perception : le « Bauhaus », école de pensée pour les arts appliqués -à l’industrie notamment, a mis en avant l’importance d’une réflexion entre forme et fonction. Ce glissement nous fait comprendre qu’appréhender le design comme seul apport esthétique ne suffit pas : ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Le design est une méthode de conception et d’innovation. C’est une façon de penser « en dehors de la boite ». Le designer ne dessine pas des objets, il imagine de nouvelles façons de vivre. Les objets et les services qu’il dessine sont la traduction formelle de cette pensée. Ils sont les outils et les moyens qui vont permettre de faciliter la vie de l’homme. Le design est une façon de concevoir et un moyen pour innover, et non une finalité artistique.
Le design est une méthode de conception et d’innovation
Quelle est la spécificité du design dans ce processus d’innovation partagé entre plusieurs fonctions ?
Le design se distingue par son approche globale et intuitive quand celle de l’ingénierie est davantage celle d’une approche cartésienne, mathématique, autour de la « résolution d’un problème » et celle du marketing une approche analytique focalisée sur un « marché de consommateurs ».
En design, on ne parle pas de consommateurs mais de « users », avec une approche centrée plus largement sur l’Homme et ses usages. Nous parlons d’ailleurs plus globalement de « scénarios de vie ». Il s’agit de partir des activités de la vie quotidienne plutôt que des objets (inversion pratiquée, par exemple, pour la Mégane Scenic de Renault, conçue par Patrick Le Quément comme « une voiture à vivre » à partir d’études d’usages des familles dans leurs différentes activités).
Cette « focale arrière » sur les usages est clé à l’heure où l’économie se recentre sur le service et la valeur de la relation. En valorisant non plus seulement les aspects fonctionnels mais aussi culturels, sociaux, relationnels et émotionnels, le design adopte une approche systémique qui prend en compte l’ensemble des paramètres de conception de nouveaux produits et services, autour du triptyque : désirabilité (ce que les personnes veulent), faisabilité (ce qui est techniquement réalisable) et viabilité (ce qui est durable ou profitable).
L’empathie est au cœur de cette approche, et il faut ici souligner le caractère singulier du processus « perceptif » du designer. Le designer a une perception de tout ce qu’il voit, qu’il peut ressortir en conception. Comme dans un groupe de jazz où chaque joueur doit improviser en développant une forte capacité d’écoute et en s’adaptant aux autres, le designer est très attentif aux signaux faibles autour de lui. Il va apporter également une forte partie de lui-même : le designer implique tout son vécu, sa personnalité, son état d’esprit, ses passions (nous travaillons beaucoup ces points à The SDS avec des cours pour aider les designers en herbe à mesurer le poids des choses qui les ont façonnés et comment en tirer partie). L’approche d’un designer est multisensorielle, très sensible, ce qui est difficile à appréhender pour un ingénieur cherchant à mettre en équation chaque phénomène. Mais le sensible n’est pas carré ! En plus de chercher les connaissances nécessaires à la conception innovante, le designer a une culture de l’imaginaire, développée par sa culture artistique, qui ouvre de nouveaux champs de valeur pour les organisations. Cette ouverture est aussi cultivée par les différents courants culturels qui traversent l’histoire du design comme « l’art social », accessible à tous, qui introduit de nouvelles valeurs éthiques et transforme les contraintes (« d’accessibilité » par exemple) en nouveaux champs de possibles.
Le designer a une culture de l’imaginaire qui ouvre de nouveaux champs de valeur pour les organisations
Mais au-delà de ses valeurs propres, le designer travaille à amener d’autres valeurs dans les démarches d’innovation, avec une forte logique de co-création (les « utilisateurs » deviennent des co-concepteurs qui amènent de nouvelles valeurs). Ce travail collaboratif tout au long du projet est à l’origine du courant « Design Thinking » (« penser en designer »), méthode ouverte à la transversalité des métiers : ingénieurs, architectes, managers, sociologues, designers,… tout autant qu’à la transversalité des cultures. Cette « façon de penser design » est normalisée et enseignée dans les grandes universités américaines, telles Stanford, MIT, Harvard. Naissent également dans ces grandes écoles des d.schools, pour design schools, où le brassage des compétences peut s’exprimer dans des études prospectives en lien avec des entreprises et des industriels.
Mais curieusement la présence du design n’est pas systématique dans ces démarches ni dans ces écoles, et parfois, les résultats, intéressants en terme de dessein, manquent cruellement de dessin. Or, dans cette méthode d’innovation partagée, le dessin ne peut pas être ignoré. En effet, le designer apporte là un outil essentiel enrichi d’une forte culture qui complète parfaitement « la pensée design » : celui de matérialiser, de donner forme à l’idée par le dessin. Dans les séances de créativité, le dessin est un outil de dialogue, d’échange et de partage de la conception. Il est un langage universel qui permet de faire discuter, ensemble et sur le papier, les acteurs de l’innovation de toutes compétences et de toutes origines. Au cours du process d’innovation, le dessin est un moyen de « mapper » une vision globale, afin d’embrasser visuellement et cognitivement la complexité de la démarche créative avec ses tenants et ses aboutissants. Il est intéressant de noter que, autour des apprentissages de la représentation symbolique des process de conception, l’usage du dessin est en train de s’étendre et de revenir dans les grandes écoles et les écoles d’ingénieur notamment, où il avait sa place autrefois (ENSAM – Arts et Métiers, Arts et Manufacture – ancien nom de l’Ecole Centrale). Mais quelle place donnons-nous réellement au dessin dans l’éducation et la formation ? Pourtant, nous avons tous dessiné dans notre petite enfance ! Le dessin étant avant tout une culture du regard, ne regarderions-nous pas le monde différemment ?
Le dessin est un moyen d’embrasser visuellement et cognitivement la complexité de la démarche créative
Quelle peut être la place du design dans la reflexion sur les nouveaux modèles economiques ouverts ?
La démarche globale du design est avant tout une démarche de questionnement, de déconditionnement par rapport aux repères habituels. Le design amène à ré-interroger sans cesse le problème posé, en faisant s’entrechoquer différentes idées. Il permet de définir de nouveaux scénarios, de nouveaux services et objets. En parallèle, il donne nécessairement naissance à de nouvelles pratiques et nouveaux « business models ». Les démarches de développement durable sur lesquelles nous travaillons à the SDS en témoignent : par exemple, l’IDDRI (Institut du développement durable et des relations internationales de Sciences Po.) questionne l’école sur la valorisation du débat national sur la transition énergétique auprès du grand public. Comment le design peut aider à mieux faire comprendre la nécessité d’une nouvelle attitude et de nouveaux comportements vis à vis d’une réduction de la consommation d’énergie, et/ou d’une consommation plus « verte » ? Le projet proposé par les étudiants imagine une réponse collective autour de la copropriété. Une étude de futurs scénarios originaux permet de définir de nouvelles approches de la voiture partagée, du jardin partagé, de la nourriture partagée, ainsi qu’une application smartphone pour des réseaux sociaux dédiés au partage d’information sur la transition énergétique et les économies d’énergie. En complément, un jardin de jeux interactifs permet aux enfants de comprendre et d’apprendre les économies d’énergie tout en s’amusant.
Autre exemple, SITA Suez-Environnement et leur nouvelle filiale Nextextiles Association questionnent l’école sur les nouveaux scénarios de la collecte et du tri des vêtements usagés. Le projet proposé par les étudiants imagine une réponse systémique prenant en compte la démarche spontanée ou sollicitée des utilisateurs. Le projet comporte trois propositions complémentaires : un scénario de récupération de vêtements en partenariat avec les magasins de vêtements neufs, une « boite textile » interactive et connectée au cœur des « smart city » (le réseau de boites est consultable sur une appli smart phone, la boite communique son taux de remplissage, etc…), et un système de collecte des vêtements par navette itinérante qui se déplace dans les petites villes et villages qui ne sont pas équipés. Cette navette comprend également un stand d’exposition pour communiquer sur le système et le tri des vêtements usagés.
Dans notre monde en profonde mutation, le designer a un rôle majeur à jouer dans la conception de nouveaux modèles. La question n’est pas de se laisser dicter de nouveaux objets suscités par les formidables et si séduisantes avancées technologiques, mais bien de mettre celles-ci au service des hommes et des femmes de notre planète, en respectant leurs richesses et leurs diversités. L’un des atouts du designer est sa curiosité à l’autre. Il est en constante veille et écoute du monde pour imaginer tous les futurs possibles et nourrir ainsi la réflexion sur des modèles économiques, nécessairement pluriels et mouvants, en interaction avec leur écosystème.
Crédits photos : Franck Fernandes ; P-H Cloitre ; The SDS
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