Quand l’entrepreneur est un subversif ou comment il faut détruire pour créer.

Au-delà des études d’opportunités, des expertises ou des écosystèmes, le moteur de certaines innovations de modèle économique réside dans la volonté subversive de ses créateurs : Peter Thiel ou Richard Branson en sont deux exemples. La subversion comme modèle d’innovation ? Le point de vue de Sylvain Bureau, Professeur à l’ESCP Europe.

Paypal : créer une monnaie privée pour se libérer du monopole des Etats

Tout le monde ou presque connait Paypal. De fait, cette solution de paiement en ligne qui permet d’effectuer des transactions sécurisés sur les sites e-commerce a connu une fulgurante ascension depuis sa création dans les années 90 aux Etats-Unis.

Ce succès fait d’ailleurs l’objet de plusieurs études de cas enseignées dans les meilleures écoles de commerce du monde. Il y est question d’opportunité de marché, d’expertises techniques sur la sécurisation des transactions en ligne ou encore de modèles d’affaires innovants.

Mais pour Peter Thiel, co-fondateur de Paypal, l’enjeu premier du projet était de créer une monnaie privée. Une monnaie qui devait permettre de s’affranchir du monopole d’émission des monnaies par les Etats. Selon cet entrepreneur libertarien, ancien étudiant en droit et en philosophie à Stanford, un entrepreneur se doit de réfléchir aux moyens de changer le monde. Avec Paypal, il trouvait là un formidable outil pour diminuer la puissance des Etats et pour offrir de nouvelles libertés aux populations qui pourraient désormais faire circuler de la monnaie d’un pays à l’autre sans contrôle de change ou procédure administrative. Un tel projet est éminemment subversif car il attaque, par construction, des composantes structurantes de notre système. Le contrôle de l’émission des monnaies par les Etats reste en effet un des piliers de nos économies et de leur régulation.

Loin du cliché sur les gentils entrepreneurs qui mangent des pizzas dans leur garage de Californie, ce projet, de portée mondial, est en réalité comparable à certaines idées et actions de mouvements anarchiques extrémistes.

Entreprendre, c’est poser des questions politiques

L’histoire de Paypal est loin d’être exceptionnelle. Facebook remet en cause chaque jour un peu plus le droit au respect à la vie privée, Google questionne régulièrement les droits d’auteurs et le mouvement du logiciel libre, porté au départ par Richard Stallman (chercheur du MIT), visait à détruire la notion de droit de propriété dans l’univers du logiciel.

Dans tous ces exemples, la puissance et la force des dynamiques entrepreneuriales ne résident pas seulement dans une envie naïve de créer des start-ups pour gagner de l’argent. Plus le projet entrepreneurial est ambitieux, plus il prend de l’ampleur et plus il pose mécaniquement des questions d’ordre politique du fait de la portée subversive des innovations diffusées.

Par leurs actions, ces entrepreneurs remettent en cause les systèmes établis : rôle de l’Etat, modèle de la famille, rôle de la religion ; tout ou presque est remis en question.

Comme certains activistes en art ou en politique, ces entreprises font d’ailleurs l’objet de censures  et connaissent des relations ambivalentes avec certains services de renseignement. Paypal fut confronté à de très nombreux procès et amendes suite aux poursuites judiciaires de représentants de banques et de certains Etats. Avec le temps, le système a fini par ingérer Paypal en limitant la portée du projet initial mais d’autres entreprises ont déjà pris le relais. Les Bitcoins relancent par exemple l’idée d’une véritable monnaie privée à l’image du projet initial de Peter Thiel.

Les activités entrepreneuriales font évoluer nos structures sociales, culturelles et politiques.

Pour beaucoup d’entrepreneurs, cette envie de changer le monde implique en creux une volonté de détruire certaines caractéristiques de ce monde. La notion de destruction, négativement connotée, est souvent cachée mais elle est bien opérante. Elle est même indispensable pour permettre la diffusion d’innovations de rupture qui se heurtent à la résistance des acteurs en place.

Il apparaît donc essentiel de sortir d’une vision purement technicienne de l’entrepreneuriat. Les entrepreneurs doivent réfléchir au sens de leurs actes, à la portée politique de leur démarche pour porter une ambition, un souffle auprès de leurs partenaires et de leurs clients mais aussi pour réfléchir comme citoyen aux effets, créateurs et destructeurs, de leur projet sur la société.

Au-delà du business plan ou de la méthode lean start-up, plusieurs entrepreneurs rédigent déjà des manifestes et utilisent des techniques subversives comme le détournement ou la propagande pour diffuser leurs idées.

Certains ont bien compris que leurs innovations de rupture produiront nécessairement clivages et scandales et qu’il ne fallait pas rechercher à tout prix la satisfaction de tous ou le consensus. Tout au long de son histoire, Virgin, représenté par son patron charismatique Richard Branson, n’a ainsi eu de cesse de vouloir détruire des monopoles établis. A chaque fois, les pratiques propres à l’activisme politique, qui consiste à tourner en dérision les symboles du pouvoir, furent utilisées. Par des actions coup de poing – Richard Branson entouré d’une équipe de pin-ups a par exemple lancé son Virgin Cola avec un tank sur Times Square – le public est systématiquement pris à partie : êtes-vous pour ou contre ces monopoles ? Cet entrepreneur médiatique est considéré par certains comme un progressiste et par d’autre comme un réactionnaire, mais quel que soit son orientation politique réelle, il ne saurait être conservateur car pour entreprendre, il a décidé de challenger le statu quo.

Soyez subversifs_Sylvain Bureau

illustration de Nicolas Gros (Wild is the game)

Si ces modalités d’action sont fréquentes en entrepreneuriat, se pose alors la question de la formation des étudiants et des jeunes entrepreneurs à cette approche subversive de l’action. Faut-il offrir aux élèves des cours sur les techniques utilisées par les activistes et les révolutionnaires ? Comment appréhender les questions éthiques inhérentes à ces démarches qui remettent en question nos systèmes de règles et de valeurs ? Autant de questions peu ou pas posées aujourd’hui.

Pour aller plus loin :

Un article de recherche : Bureau, S. (2013) « L’entrepreneuriat comme activité subversive ou comment détruire dans le processus de destruction créatrice ? », M@n@gement, Vol. 16, n°3, pp. 204-237

Un documentaire sur une expérimentation pédagogique réalisée à l’ESCP Europe, Improbable

La présentation de Sylvain Bureau lors de Business Model Arena en octobre 2012

 

Photo : Cornerhouse

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